Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/694

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands chanteurs qui avaient des clartés sur tout, Nourrit que je viens de nommer, par exemple ; mais ce n’est point parce qu’il raisonnait de son art qu’il était un grand chanteur, et ni Garcia, ni Rubini, ni la Malibran, ni la Sontag, n’ont jamais rien compris à tous ces trésors d’idéalités que dépensaient à leur sujet les Stendhal, les Vitet et les Mérimée. D’Alembert l’a dit et bien dit : « Aux musiciens à faire de la musique, et aux philosophes d’en discourir. » Laissons les choses être ce qu’elles sont et ne confondons point la pratique avec la théorie. C’est bien assez d’une chaire d’esthétique au Collège de France. Plusieurs même prétendent que c’est déjà trop. — Cette fois d’ailleurs l’invention n’a pas même le mérite de la nouveauté, car cette place ou plutôt ce prétexte à sinécure existait il y a quelques années et elle avait pour titulaire un aimable compositeur d’opéras-comiques, M. Eugène Gauthier, mort récemment. Ce cours, je dois le dire, n’attirait qu’un fort mince auditoire : rari nantes, et les élèves de la maison y brillaient surtout par leur absence. Ajouterai-je qu’on n’y parlait jamais d’esthétique ? L’auteur, homme d’esprit, mais d’une compétence au moins douteuse en si doctes questions, se sauvait par les plus amusantes supercheries. Ne pouvant être profond, il tâchait d’être aimable, il évoquait les Jeux et les Ris à défaut des Muses. C’est ainsi qu’il nous fut donné d’apprendre toute sorte d’historiettes badines sur l’ancien Feydeau. La science du beau, les rapports de l’esthétique et de la métaphysique, l’αἴσθησις étaient le moindre de ses soucis ; il ne vous enseignait rien du beau dans la musique, mais en revanche il vous initiait aux mœurs privées de Dalayrac, de Nicolo Isouard, de Martin et d’Elleviou, et vous racontait les amourettes de la Saint-Aubin, un peu comme ce marquis de Châteauneuf qui, ne sachant comment s’y prendre pour parler à son public de la Mécanique céleste, lui disait que M. de La Place avait deux goussets à sa culotte et portait, selon la mode d’alors, deux grosses montres à breloques qui n’allaient jamais d’accord. Soyons sérieux, et si nous jugeons utiles certaines réformes, n’y procédons qu’avec méthode. L’Italie a de tout temps été célèbre par son enseignement. Le Conservatoire de Milan y tient encore sa place, et nous connaissons à Florence tel professeur capable d’en remontrer aux plus habiles. Que M. Bardoux envoie là des hommes en état de recueillir des informations pratiques et de l’éclairer à leur retour. Mais qu’il se modère, qu’il laisse l’inspiration aux artistes et à Prudence ses enchantemens ; un ministre n’a pas besoin d’avoir une idée par jour. Des chaires d’esthétique et d’histoire au Conservatoire ! Mais soignez donc vos classes de solfège qui en ont grand besoin ; cela vaudra mieux.


HENRI BLAZE DE BURY.