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ainsi chacune de leurs syllabes pour toujours. » — Il est incontestable que même à l’aide du phonographe actuel, qui ne présente pas la perfection à laquelle il atteindra certainement, bien des questions de linguistique encore obscures seraient éclaircies, si ce merveilleux appareil eût existé depuis plusieurs siècles. Nous saurions par exemple de quelle manière les Romains prononçaient leur langue, si dominus se disait dominous. On voit que la phonographie mérite de prendre une place importante dans les études qui touchent à l’ethnographie, à l’histoire. C’est un précieux complément de la photographie. L’une parle aux yeux, l’autre à l’oreille, et avec les mêmes garanties de fidélité scrupuleuse.

Mais voici d’autres applications qui peuvent nous paraître, à nous qui ne sommes pas Américains, quelque peu prématurées. Écoutons l’inventeur : « Un maître dans l’art de la diction lira un roman de Dickens devant l’embouchure de mon phonographe, et donnera à chaque phrase, à chaque mot sa juste intonation. Au besoin, pour l’inscription d’un dialogue, un homme sera employé à donner les répliques d’un homme, une femme donnera celles d’une femme, et un enfant celles d’un enfant. Le volume entier pourra n’occuper qu’une surface d’étain de dix pouces carrés. Un procédé galvano-plastique, facile à concevoir, servira à reproduire des milliers d’exemplaires de ladite feuille, et cela avec l’exactitude la plus absolue. Chacun de ces tirages deviendra un véritable lecteur automatique. Il se fonde actuellement à New-York une société pour l’exploitation de ce nouveau genre de librairie. » — Il est curieux de se représenter une famille rassemblée le soir autour d’un phonographe-lecteur. Une servante tourne la manivelle qui met en mouvement le cylindre, et père, mère, enfans, écoutent d’un air recueilli. Aux endroits palpitans tous sont suspendus (j’allais dire : aux lèvres) à l’embouchure de l’instrument. C’est vraiment à ôter toute envie d’apprendre à lire. Lorsqu’on songe que l’Amérique est un pays où s’importent par centaines des pianos mécaniques, ce tableau peut après tout devenir sous peu une réalité. Mais les pianos mécaniques eux-mêmes sont battus en brèche par le phonographe : « Mon instrument, dit toujours Edison, répétera les romances de la Patti et de Kellog. On pourra donc se donner le plaisir d’entendre l’opéra sans sortir de chez soi. » Ce n’est pas aux spectateurs seuls qu’Edison propose l’usage de son phonographe ; les compositeurs eux-mêmes ne pourront s’en passer. Trop souvent le temps seul de noter un motif musical qui leur traverse l’esprit suffit à le leur faire sortir de la mémoire. Mais, s’ils ont sous la main un phonographe, ils ne courent plus le même danger, puisqu’ils pourront facilement dire ce motif à l’appareil, et le fixer ainsi d’une manière durable.