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époque : c’est vraiment le mettre un peu trop haut. La première place me paraît appartenir sans discussion à son contemporain Prudence. Ce génie énergique et souple a su se plier avec le même bonheur à des genres très différens. Dans ses poèmes didactiques, il rappelle quelquefois Lucrèce ; il est aussi brillant que Claudien, quand il raconte les grands événemens de l’histoire ; enfin il a rendu à Rome la poésie lyrique qu’elle ne connaissait plus depuis Horace. Voilà des mérites qui effacent ceux de saint Paulin. M. Ébert, dans son Histoire de la littérature chrétienne, fait remarquer que les qualités et les défauts des deux poètes rappellent le pays où ils sont nés. Prudence est Espagnol : on le sent à une certaine emphase dont il a peine à se défendre ; même dans les développemens dogmatiques les plus arides il a l’ampleur et le souffle d’un orateur. Son imagination est riche, colorée ; il aime le grand et quelquefois le grandiose. Sa foi est inflexible ; elle ne connaît guère de ménagemens, elle n’accepte pas de compromis. Quand il discute avec un adversaire, il le traite sans pitié. « Misérable, lui dit-il, si tu ne reconnais pas cette vérité, tu n’appartiens plus au peuple du Christ : tu n’es qu’un malheureux du troupeau des païens ! » Il cherche, en écrivant, les idées énergiques et les expressions violentes. Quand il dépeint le supplice des martyrs, il ne nous fait pas grâce d’une torture : comme Sénèque le tragique, son compatriote, comme les peintres espagnols du XVIe siècle, il ne recule pas devant l’horrible.

Que saint Paulin est loin de toutes ces exagérations ! Il a pris de son pays le goût des qualités tempérées : il aime l’élégance et le bien dire. Quelque sujet qu’il traite, il le ramène à lui ; il s’en sert comme d’un prétexte pour une causerie qui suit les caprices d’une conversation ordinaire. Ne lui demandez pas cette vigueur de raisonnement, cet éclat de coloris qu’on admire chez le poète espagnol. Ces grandes qualités lui sont étrangères, mais il a aussi moins de grands défauts. Même dans ses momens de faiblesse, son ton est sage et régulier. Il supplée à l’originalité qui lui manque par le sens de la vie, par la finesse, par la raison, par l’esprit. Enfin, ce qui nous charme de plus en lui, c’est qu’il n’approuvait pas plus les excès dans les croyances que les exagérations dans le style. Sa foi est vive, mais elle n’est jamais intolérante ni cruelle. Je ne crois pas que saint Martin et lui eussent approuvé l’inquisition, qui obtint tant de succès en Espagne. Cette sagesse, cette modération, cette humanité leur font grand honneur ; et ce n’est pas diminuer leur gloire que de reconnaître, avec M. Ebert, que ces qualités sont aussi celles de leur race et de leur pays.