Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/921

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature, les expansions d’une race primitive, la critique des faiblesses humaines, trouvent leur plaisante expression. Au contraire la légende n’y joue qu’un rôle tout à fait effacé.

Pour achever le tableau de la vie du peuple magyar et pour compléter l’indication des sources d’où jaillit sa musique, il nous faut encore parcourir les vastes plaines de la Basse-Hongrie, les pusztas (poustas) de l’Alföld, écouter à l’entour des fermes disséminées (des tagnas) le pipeau des pâtres (le tilinko), les chansons des gardeurs de troupeaux. Elles se distinguent par un dessin mélodique d’une hardiesse extrême, et nous servent de transition pour arriver aux tsardas, à ces auberges mal famées que l’on trouve le long des routes, et dont nous voyons la copie assez exacte au Champ de Mars. Par le dehors, elles ressemblent aux habitations des paysans hongrois, par l’intérieur, à tous les cabarets du pays ; mais les hôtes qu’elles hébergent méritent de nous arrêter un instant.

C’est là que campent les betydres, les rôdeurs de la pousta, les pauvres garçons (szegény legények), comme les appelle le peuple d’un euphémisme indulgent. Ayant plus ou moins de peccadilles sur la conscience, ces jeunes gens quittent leurs famille, leurs maîtres, et vivent, — surtout vivaient avant les chemins de fer et la nouvelle organisation de la Hongrie, — dans ces auberges pour se soustraire aux poursuites de la justice, qui ne pouvait les atteindre que difficilement, tant la population les craignait, les protégeait. Ils n’avaient qu’à dire qu’ils fuyaient la conscription de l’armée autrichienne, et toutes les sympathies leur étaient acquises, avant 1848 par haine de la noblesse, qui était exempte du service, après la révolution par patriotisme. Guerroyant contre les pandours des comitats, contre les gendarmes étrangers, ils représentaient l’indépendance dans un temps où le pays en était privé ; aussi gardaient-ils, malgré leurs méfaits, une auréole de poésie, qui se reflète dans maintes chansons où ils apparaissent dédaigneux de la mort, fidèles à leurs amours, attachés à leurs montures, le plus souvent volées, comme à des frères d’armes. C’est à la tsarda qu’ils se donnent rendez-vous, c’est là que leurs femmes ou leurs maîtresses viennent les rejoindre après leurs exploits plus ou moins avouables. Généralement les goussets bien garnis, ils y font bonne chère et étouffent leurs remords dans le vin, dans la musique des tsiganes, qui, dominés par la terreur, accourent du village au premier appel et jouent tout ce qu’on leur demande, s’efforçant de retenir les improvisations farouches des terribles fils de la pousta. Une fois apprises par les tsiganes, elles sont bientôt connues de toute la contrée sous le nom de « chansons des betyáres, » et on les reconnaît sans peine à leurs allures provocantes, à leurs rythmes précipités, dont l’âpreté sauvage dénonce tout de suite leur origine.