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parlons, un peu avant la venue des philosophes, la discipline militaire était affaiblie, que tous les généraux étaient sans cesse battus et que le sénat, pour rappeler la-victoire, se vit obligé de donner le commandement, avant l’âge, à un jeune homme qui était précisément l’auditeur de Carnéade, l’intime ami du stoïcien Panétius, à Scipion Emilien. Quant à la religion, elle était déjà fort en péril, et il était opportun qu’a sa mourante influence se substituât celle des doctrines, qui peut-être n’ont rien corrigé, mais du moins ont tout ennobli. Aux écrivains qui prétendent que la philosophie a précipité la chute des institutions, il est facile de répondre par les faits qu’elles ont été défendues par ceux qui étaient philosophes et attaquées par ceux qui ne l’étaient pas. Ici notre sujet nous invite à recourir un moment à la célèbre balance où Carnéade avait coutume de peser les vraisemblances et qui peut servir aussi à peser les mérites de ceux qui ont détruit la république et de ceux qui ont tenté de la sauver. D’un côté on trouve Marins, Sylla, Catilina, Pompée, César, Antoine, Octave, auxquels on ne reprochera pas de s’être beaucoup occupés de philosophie : de l’autre, l’académicien Brutus, l’épicurien Cassius, le nouvel académicien Cicéron, le stoïcien Caton d’Utique. Ceux qu’on ajustement appelés les derniers des Romains sont des hommes de doctrine : au moment suprême, dans les champs de Philippes, c’est la philosophie qui tient le drapeau de la liberté. C’est elle encore qui, sous le despotisme des premiers Césars, résiste seule, proteste, défend la dignité humaine et s’honore par de beaux trépas, ou bien console les victimes impériales, et, quand elle désespère d’apprendre aux hommes à bien vivre, leur enseigne encore à bien mourir. Plus tard, lorsqu’il est donné au monde de respirer, c’est sous l’autorité clémente du philosophe Marc-Aurèle : enfin, au IVe siècle, après les fils de Constantin, quand le pouvoir de plus en plus avili n’a pu reprendre quelque grandeur, même entre des mains chrétiennes, l’empereur philosophe Julien fera reparaître sur la scène des vertus antiques dont l’étrangeté un peu théâtrale ne doit pas faire méconnaître la beauté. Il ne faut donc pas maudire la philosophie romaine, ni se plaindre de sa naissance. Puisqu’elle a été l’honneur de Rome, qu’elle a soutenu les esprits, les mœurs et surtout les courages, que les ouvrages qu’elle a produits sont encore parmi les plus admirés de nos jours et servent encore à l’éducation morale de nos enfans, il ne doit déplaire à personne que les barrières qui s’opposaient à sa venue aient été renversées, et que Carnéade ait donné par son éloquence un puissant coup de bélier an plus épais de l’ignorance romaine.


CONSTANT MARTHA.