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les mots à l’emporte-pièce, qu’il semait à tous les vents, et qui, émis sous une forme sarcastique, devaient lui permettre de faire accepter insensiblement par l’Europe des combinaisons qui ne tendaient à rien moins qu’au renversement de ses vieilles assises. Ses propos, ou pour me servir d’une expression plus poétique, ses « paroles ailées, » qui « résumaient avec une concision et une justesse saisissante toute une situation et qui couraient l’Europe comme des avertissemens et des prophéties, » ont été longtemps un sujet de scandale pour les chancelleries, qui s’étonnaient que la Prusse, si circonspecte dans ses allures, pût tolérer de la part d’un de ses agens un langage si compromettant. Notre diplomatie écoutait ces boutades, en admirait le tour humoristique, et si elle en défrayait ses correspondances, elle se gardait bien de céder aux incitations dont elle était l’objet, et de s’associer à des combinaisons qu’elle traitait de chimériques. Ce n’est pas elle assurément qui a recommandé les conceptions de cet homme d’état.

Il a fallu de longues années et des circonstances absolument indépendantes de la volonté du ministre dirigeant de Prusse, telles que l’expédition du Mexique et le réveil de l’opposition à l’intérieur, pour lui permettre de se faire écouter. Cela est si vrai que, si en 1862, lors de sa courte mission à la cour des Tuileries, il trouva auprès de l’empereur un accueil courtois et même sympathique, il n’en reçut aucun encouragement direct.

Paris n’en fut pas moins pour M. de Bismarck un poste d’observation et d’étude. Il préparait son terrain et il jetait par ses discours, qu’on taxait d’extravagans, des germes qui ne devaient que trop vite fructifier. On l’écoutait avec plaisir, car il était difficile de se montrer plus amusant, plus affranchi de préjugés et plus volontairement indiscret. On se divertissait du tableau qu’il faisait des cours allemandes, raillant l’étroitesse d’idées qui y régnait, et l’on ne protestait pas lorsqu’il démontrait la nécessité de les supprimer comme un rouage embarrassant pour le développement des idées modernes. Il rappelait ses luttes au sein de la diète et insinuait que nous n’avions rien à attendre de la politique mesquine et pleine de préjugés de la cour de Vienne, tandis que la Prusse rendue à elle-même ne pourrait voir qu’avec satisfaction la France s’étendre partout où l’on parle français. Il émettait des théories, créait des systèmes, imaginait des principes et des doctrines suivant les besoins du moment. Il protestait surtout en toute occasion de ses sympathies pour la France et de son admiration pour l’empereur; il rappelait qu’à Pétersbourg, lors de la guerre de Crimée, on lui faisait l’honneur de le qualifier dans les cours allemandes de « calamité européenne,» parce qu’il s’était consacré de toutes ses forces à