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maintenir le gouvernement prussien dans sa neutralité à notre égard. Tandis qu’il flattait nos manies, il étudiait nos procédés, tâtait le pouls à l’empire et s’assurait que, lorsque sonnerait l’heure psychologique pour l’exécution de ses projets, il nous trouverait défaillans. S’il ne parvint pas, comme d’autres diplomates étrangers, à se constituer à la cour une véritable clientèle, il sut du moins gagner à ses idées dans le monde politique des personnages influens qui ne voyaient que dans des dérivatifs au dehors le moyen de conjurer les embarras croissant à l’intérieur.

En 1865, M. de Bismarck jugea que ce travail de préparation, que j’appellerai le travail de l’incubation, était suffisamment avancé pour lui permettre de sortir des équivoques et de tenter une démarche auprès de la cour des Tuileries. La réorganisation de l’armée était terminée, et M. de Moltke attendait avec impatience que la diplomatie voulût bien lui fournir l’occasion de la mettre à l’épreuve. M. de Bismarck envoya à M. de Goltz des instructions d’autant plus pressantes qu’il savait par sa correspondance de Florence que le gouvernement italien ne se prêterait à aucun arrangement sans l’assentiment formel de l’empereur. Mais on persistait à se renfermer aux Tuileries dans une réserve énigmatique ; il en faisait retomber la faute sur son ambassadeur, qu’il accusait de maladresse, sinon de perfidie. Il ne devait plus hésiter après les explications provoquées par l’incident de Gastein. Il prit le parti de se mettre en contact direct avec l’empereur.

Il avait déjà fait une tentative malheureuse; en 1864, la réception avait été si froide qu’en revenant de Biarritz il disait dédaigneusement à qui voulait l’entendre : « Il n’y a rien à faire avec ces gens-là ! » Il est de fait que l’empereur, prémuni par M. Drouyn de Lhuys, qui tenait le futur Richelieu allemand pour un personnage moquable et compromettant, n’avait écouté qu’avec une extrême réserve l’étrange exposé de ses doctrines. Il se méfiait de lui instinctivement comme d’un hôte dangereux, et il avait dit à un de ses familiers : « M. de Bismarck est venu m’offrir tout ce qui ne lui appartenait pas. »

En 1865, le ministre prussien devait trouver à Biarritz un accueil plus empressé pour sa personne et une oreille plus attentive pour ses combinaisons politiques. La saison était déjà fort avancée; on touchait à la fin d’octobre; la plage était déserte; M. de Bismarck s’y promenait tantôt avec le prince Orlof, tantôt solitaire et méditatif, attendant l’occasion d’exposer ses idées à l’empereur. Il eut l’honneur de déjeuner plusieurs fois à la villa impériale. C’est en sortant de table, sur la terrasse d’où la vue s’étend au loin sur l’Océan et sur la chaîne des Pyrénées, que s’engageait l’entretien,