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que la civilisation n’a que très imparfaitement pénétrées, sont remarquables par leur discipline malgré les contrastes frappans qu’offrent leur constitution et leur composition. Toutes les trois, circonstance que personne ne contestera, sont également à citer pour les sentimens religieux, au moins pour les respects religieux qu’elles tiennent de l’éducation et de la coutume. Nous ne pouvons y prétendre au même degré, et j’évoque à ce sujet un souvenir personnel, applicable il est vrai à des troupes de l’ancienne armée, exclusivement composées de ces soldats vieillis sous le drapeau par le remplacement, que l’armée nouvelle ne connaîtra pas. Dans la reconnaissance de la Dobrudja, de lugubre souvenir, qui précéda, en juillet 1854, l’invasion de la Crimée par les armées alliées, le choléra, dont les troupes avaient emporté le germe de Varna, leur point de départ, éclata dans leurs rangs avec une violence inouïe, sous la triple influence du climat, de la nature du sol[1] et de la fatigue excessive des marches sous un soleil brûlant. L’avant-garde, engagée plus avant vers le bas Danube, fut soumise dans sa retraite à une sorte de destruction partielle qui est peut-être sans exemple dans l’histoire des armées en marche. Les individus d’abord, puis des groupes, tombaient foudroyés. Tous les moyens de transport, y compris les chevaux des officiers, devenant insuffisans, les valides portaient avec dévoûment les mourans à bras, et quant aux morts on les enterrait sommairement le long de la route funèbre. Des officiers de cette avant-garde vinrent à quelques jours de là faire au maréchal de Saint-Arnaud le récit de ce drame douloureux, exaltant à bon droit la constance des troupes qui en avaient subi les effets. J’étais présent. Ils racontèrent qu’à l’une des haltes avec séjour, de cette retraite, où les morts étaient en grand nombre, on dut leur préparer des fosses communes au bord desquelles ils étaient apportés par un premier groupe d’hommes commandés, à un second qui les remettait à un troisième posté au fond des tombes creusées à la hâte. Les soldats du groupe intermédiaire, qui n’avaient qu’à recevoir et à transmettre, attendaient souvent, et on les voyait dans ces instans de chômage, assis, les Jambes pendantes le long des parois des fosses, fumer philosophiquement la pipe.

Était-il possible de pousser plus loin le dédain de la mort ? Et l’auditoire admirait ces preuves de la fermeté stoïque des zouaves ! Ce n’était pas seulement, hélas ! le dédain de la mort. C’était aussi le dédain des morts et de la confraternité des armes et du deuil des familles absentes dont ces soldats étaient, sur la terre étrangère, les

  1. La Dobrudja est en partie formée de terres marécageuses, semblables à celles du bas Gange (de l’Inde), d’où on croit que sort le choléra asiatique.