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de déclassement périodique, car c’est par elle spécialement que s’opérait l’abandon, qui tend en France à se généraliser d’une manière inquiétante, des travaux des champs par les populations agricoles qu’attire déjà dans les villes l’appât des salaires élevés. En effet, examinons ce que devenaient au régiment et à leur sortie du régiment les jeunes soldats désignés par le sort et les remplaçans qui formaient, avec un nombre très restreint d’engagés volontaires, nos effectifs d’autrefois.

Les premiers, ouvriers ou cultivateurs (ceux-ci, je l’ai dit, en très grande majorité), étaient quelquefois difficiles à façonner, mais enfin, après trois ans de service, les moins habiles n’avaient plus rien à apprendre, devant encore à l’armée quatre ans pendant lesquels beaucoup cédaient aux entraînemens de la vie de garnison prolongée. Les ouvriers désapprenaient leur état, perdaient leurs aptitudes manuelles et, libérés, abandonnaient souvent leur profession à laquelle ils ne pouvaient se résoudre à revenir dans des conditions d’infériorité qui leur imposaient en quelque sorte, à l’âge de vingt-huit ans, l’obligation d’un nouvel apprentissage. Les cultivateurs, accoutumés à la vie facile de la caserne et de la ville, finissaient par ne plus supporter la pensée de la rude existence et des labeurs sans trêve qui les attendaient aux champs. Les uns et les autres, en nombre toujours croissant, se fixaient dans les grands centres, loin de la famille et du foyer, en quête, par de continuels changemens de condition et d’état, du gagne-pain quotidien.

Les seconds formaient l’énorme contingent des remplaçans[1], grossissant d’année en année proportionnellement aux progrès du bien-être dans les familles dont les enfans « tombaient au sort. » Ces hommes, par des raisons très diverses que tout le monde sait, n’offraient généralement que d’insuffisantes, et dans les cas les plus favorables, que d’incertaines garanties de moralité. Relativement âgés, embauchés la plupart par des agences de remplacement pour le service militaire devenu leur métier, ils avaient pour toujours déserté l’atelier ou le village. Ils étaient virtuellement déclassés, et je répète que beaucoup étaient dans le régiment, pour les jeunes soldats, des professeurs de déclassement.

À ce tableau plutôt atténué qu’exagéré de l’influence de l’armée d’autrefois sur l’état moral des populations, j’oppose le tableau des effets de redressement dont l’armée d’aujourd’hui, transformée par les principes et par les méthodes de l’éducation nouvelle, fera bénéficier

  1. Le remplacement était la nécessite, la fatalité si l’on veut, du régime militaire aujourd’hui disparu, dont en 1870 nous avons constaté l’impuissance. Presque tous, jusqu’au temps où nos malheurs sont venus nous apporter la lumière, nous avions cru que l’état de la société française et ses intérêts bien compris le rendaient indispensable Cette erreur morale nous a coûté plus cher que toutes nos erreurs politiques.