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distinctes qui se ressemblent par un trait commun. Quelque imitatif qu’il ait été à l’origine, le mot fut donc dès le principe un produit, non-seulement de l’abstraction, mais de la généralisation. — J’ajoute que le mot est doublement abstrait et général; car le signe qui a été tout d’abord choisi pour exprimer lion, arbre, rivière, etc., a dû servir immédiatement à nommer, non pas tel individu spécial et isolé, mais tous ceux de la même espèce. Par là se trouve suffisamment réfutée l’assertion des évolutionnistes qui prétendent que les sauvages n’ont pas de termes abstraits. Tout mot est abstrait, par cela seul qu’il est un mot.

Quant aux choses qui ne tombent pas sous les sens, il est infiniment probable que primitivement elles furent toutes nommées par analogie avec certains objets ou phénomènes matériels. La métaphore a été et est encore aujourd’hui l’une des sources les plus fécondes du langage. Sans doute, ces analogies furent d’abord superficielles, presque arbitraires ; la plupart nous échappent ; mais l’important pour l’homme, c’est qu’un signe soit attaché à une idée ; l’usage, la tradition, consolident le lien, fragile au début, qui les unit. Et que sont ces procédés analogiques et métaphoriques, sinon l’application de ces mêmes pouvoirs d’abstraire et de généraliser, condition essentielle de tout langage humain ?

On ne manquera pas de nous objecter que par là nous faisons du langage l’œuvre volontaire et réfléchie de l’homme, à l’encontre d’une théorie fort accréditée qui n’y voit que le produit inconscient d’une sorte d’instinct; mais cette théorie n’a jamais fourni aucun argument décisif en sa faveur. Un psychologue des plus pénétrans, Albert Lemoine, a judicieusement observé que, si la grammaire d’une langue traduit au dehors les lois nécessaires de la logique et, par suite, peut être considérée comme l’expression spontanée de la pensée en acte, il n’en est pas de même du vocabulaire. Celui-ci se forme peu à peu, par additions successives; il s’enrichit et se modifie incessamment et dans la plus large mesure. Les mots qui le composent ont tous été créés, et cela par une volonté expresse ; chacun d’eux a commencé d’exister un certain jour, quelqu’un l’a lancé dans le monde, et la société tout entière est devenue sa mère d’adoption. C’est ce que démontre, par des considérations nouvelles et avec une autorité qui admet difficilement la réplique, l’éminent philologue américain M. Whitney, dans son livre la Vie du langage.

Irons-nous jusqu’à prétendre qu’il fut un temps où l’homme ne parlait pas? Cette hypothèse n’a rien d’invraisemblable, et elle n’implique pas nécessairement qu’un état d’isolement absolu ait précédé dans l’histoire du genre humain les premières formes de l’existence