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font vibrer toutes ses cordes poétiques. Mais Lenau est aussi un nerveux et un malade. En passant à travers son cerveau, les impressions naturelles s’altèrent et se transforment en hallucinations. Son esprit est comme un miroir magique qui reçoit l’image vraie des choses, mais qui la renvoie grossie au-delà de toute proportion, ou parfois tellement modifiée que les phénomènes les plus simples se compliquent prodigieusement. Parfois aussi cette faculté de l’hallucination poétique amène des effets d’une intensité merveilleuse. Ainsi dans le poème de Mischka il décrit une nuit d’amour pendant laquelle Mira, la fille du tsigane, succombe vaincue sous les baisers de son séducteur. « Pour fêter leurs amours dans la pauvre cabane, le silence — s’unit familièrement avec les ténèbres. — Pour toute musique, le craquement de la paille froissée et le cri du grillon. — Beaucoup de paroles doucement commencées — s’achèvent dans le murmure délicieux des baisers, — et par-dessus le susurrement des paroles et des baisers, — résonne au dehors dans la nuit la voix du torrent. — Parfois les amoureux s’arrêtent et écoutent — bruire les eaux bouillonnantes du Marosch : — ainsi jadis, aux premiers jours du monde, sous les saules du paradis, — on entendait monter le bouillonnement sauvage des eaux du Tigre. »

Souvent aussi cette disposition de Lenau à transposer les sons qui ont frappé son oreille, à transformer les impressions reçues, se traduit par une succession d’images singulièrement alambiquées. S’il entend les tsiganes jouer une marche guerrière, immédiatement la trépidation des cordes du tsimbalom sous le choc alterné des marteaux éveille devant ses yeux toute une génération d’apparitions fantastiques : — « Le frémissement des cordes semble les ondulations d’un pont sur lequel galopent, avec la nostalgie des bonheurs de la terre, les spectres des héros qui, fidèles à la voix de la patrie, sont tombés jadis dans la bataille, aux sons de ce même chant de guerre » (Mischka). — Pour ces yeux de voyant et de poète, les phénomènes les moins matériels, les odeurs, les sons prennent un corps et se meuvent comme des êtres vivans, — les notes des violens a montent et dansent, sauvagement enlacées comme des plantes forestières, sauvagement errantes comme des flammes affolées... » (Les Paysans de la Tissa). La mer, calme, lui apparaît semblable à une géante profondément endormie, « avec la pâleur de la mort sur le visage. » Tout à coup, du fond de l’horizon, les nuages, ses enfans, accourent cheveux épars et se penchent effarés au-dessus de la dormeuse engourdie; avec des cris entrecoupés de coups de tonnerre, ils lui crient : « Vis-tu encore? — Et dans leurs yeux la peur de la trouver morte allume de livides éclairs. Mais non,