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payer cher la gloire d’avoir conquis le cœur de Sophie et d’avoir été un grand poète. Au moment où il entrait dans ce tombeau vivant de Winnethal, on aurait pu écrire sur la porte de sa cellule ce mot qu’il avait lu jadis sur une maison de Stuttgart et qui l’avait si vivement frappé : — Linquenda. — Il fallait se séparer cette fois de tout ce qui est la vie ; dire adieu à l’amour, au bonheur, à la renommée, à la patrie, linquenda ! linquenda !

Toute l’Allemagne apprit bientôt que le poète Lenau était devenu fou, et de toutes parts les marques de sympathie arrivèrent accompagnées, dit Anastasius Grün, des offres les plus nobles et les plus délicates. Tous les admirateurs du poète avaient sur les lèvres les derniers vers qu’il avait composés en quittant Vienne, son chant du cygne, ce Coup d’œil sur le fleuve, qui débute par cette strophe :


A l’heure où ton bonheur s’écroule,
Plonge ton regard grand ouvert
Au fond du fleuve où tout s’écoule,
Où tout s’efface, où tout se perd…


Il y a dans cet adieu découragé une mélodie sourde, une allure lasse, un accent désabusé qui rappellent le début de la belle pièce de Victor Hugo dans les Chants du Crépuscule :


Puisque nos heures sont remplies
De trouble et de calamités ;
Puisque les choses que tu lies
Se détachent de tous côtés.

……………

Quand la nuit n’est pas étoilée.
Viens te bercer aux flots des mers :
Comme la mort elle est voilée,
Comme la vie ils sont amers…


Pendant l’espace d’une année, les amis de Lenau conservèrent encore un peu d’espoir. Il avait parfois des intervalles lucides suivis d’un redoublement de démence. On tenta une dernière épreuve, on pensait que le retour en Autriche et l’air de la patrie opéreraient une crise salutaire. Au mois de mai 1848, son beau-frère Schurz vint le prendre à Winnethal, et avec mille affectueuses précautions on put le transporter jusqu’au bateau qui le ramena à Vienne par le Danube. Ce fut une triste traversée pleine d’agitations furieuses et de cris de démence. — « Je ne me serais jamais pardonné, écrivait le dévoué beau-frère à Kerner, si je n’avais pas fait tout ce qui dépendait de moi pour ramener à l’Autriche ce qui reste de son grand poète. » — On conduisit Lenau à l’asile de Döbling, près de