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Vienne, où il fut remis aux soins de son ami, le docteur Gœrgen. A partir de ce moment, l’état du poète, au lieu de s’améliorer, empira, La folie aiguë se changea en un sombre idiotisme. Il ne sortait plus des lèvres du fou que des sons inarticulés, et parfois cette plainte navrante : — « Le pauvre Niembsch est bien malheureux! » — Cette agonie dura encore trois ans. Enfin, le 22 août 1850, à six heures du matin, la délivrance sonna. Le 24 août, on enterra le poète à Windling, résidence de sa sœur Thérèse, dans un petit cimetière de campagne, semblable à ce cimetière rustique « aux murs blancs, » qu’il avait décrit dans son Postillon.


Un soir, à Stuttgart, Lenau faisait à ses amis une dissertation sur la fabrication des violons. — « Quand, après cent ans, disait-il, on ouvre un de ces anciens violens qui ont fait un long usage, on trouve dans l’intérieur une masse de petites parcelles de bois que l’instrument a rejetées. Tout ce qui lui est étranger, tout ce qui peut nuire à la plénitude harmonieuse des sons, le violon le rejette mécaniquement. C’est quelque chose de merveilleux que cette intelligence inconsciente du violon. Celui qui possède un pareil instrument a dans les mains, non pas un assemblage de morceaux de bois, mais quelque chose de vivant. » Quelqu’un fit remarquer alors que les hommes devraient pouvoir, comme les violens, rejeter hors d’eux-mêmes tout ce qui nuit à leur développement harmonieux. « Oui, s’écria Lenau en s’exaltant, tout ce qui ne veut pas vibrer doit être rejeté; hors de nous ce qui ne veut pas chanter ! (hinaus was nicht klingen will!)[1]. »

Le poète ne se doutait guère que c’était sa propre condamnation qu’il formulait en ces tenues énergiques. Le corps social obéit fatalement aux mêmes lois que les violens. Quand un de ses membres nuit au développement harmonieux de l’ensemble, la société l’expulse violemment. Hinaus was nicht klingen will ! — La société et la nature sont sans pitié. La fleur qui a été fécondée doit se faner et mourir; le poète qui a fini sa chanson doit disparaître. Heureux encore ceux qui meurent à temps et qui ne donnent pas le navrant spectacle de l’artiste qui survit à son génie.

La folie avait emporté Lenau ; une névrose devait six ans plus tard avoir raison de Heine et le coucher dans la tombe. Par une étrange coïncidence, les deux seuls grands lyriques qu’ait produits l’Allemagne après Goethe : Henri Heine et Nicolas Lenau, sont morts tous deux d’une maladie nerveuse, après une longue et cruelle agonie. Seulement, chez le premier, c’est l’esprit qui a survécu nu corps paralysé; chez l’autre, c’est le corps qui a assisté à l’anéantissement

  1. Mme Niendorf.