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peut-être par des violences, prolonger son règne; elle ne tarderait pas à soulever les intérêts, à réveiller le sentiment de l’incertitude, à rendre des armes à tous ses adversaires; elle irait d’elle-même au-devant de crises nouvelles qu’elle doit longtemps encore redouter, et voilà pourquoi M. le ministre de l’intérieur a eu raison de rappeler qu’il ne fallait pas se lasser d’être sage; voilà pourquoi aussi M. le ministre des affaires étrangères a parlé en politique prévoyant en réservant toujours pour le sénat le rôle d’un pouvoir modérateur dans la république.

Avant de se renouveler et de se retremper, selon le mot de M. Waddington, dans les élections des départemens, le sénat aura, dès sa rentrée, à compléter son contingent inamovible. Il a aujourd’hui une élection de plus à faire par la mort de M. Charles Renouard, qui vient d’être frappé subitement, qui était arrivé à quatre-vingt-quatre ans sans plier sous son grand âge, gardant jusqu’au bout la plénitude de ses facultés et de ses forces. M. Renouard était un des derniers de cette génération vigoureuse d’autrefois qui ne compte plus que quelques rares représentans demeurés debout comme pour être les témoins d’un autre âge. Songez donc, un homme dont on peut dire qu’il a vu la fin de la première république, l’empire d’Austerlitz et de Waterloo, la restauration, et que déjà en 1820 il plaidait dans une cause politique. M. Renouard avait passé par l’école normale avec la génération des Jouffroy, des Dubois, sous Royer-Collard et Cousin, avant d’entrer au barreau, où il se signalait rapidement par sa parole comme par son savoir. Il montait au premier rang par une habile défense du Globe en 1830. Il avait été tour à tour avocat pendant les années militantes de la restauration, secrétaire général du ministère de la justice au lendemain de la révolution de juillet, puis successivement, sous la monarchie nouvelle, député de la Somme, conseiller à la cour de cassation, pair de France. Retiré dans ses fonctions de magistrat pendant la république de 1848, il avait trouvé alors une de ces occasions où s’éprouve un caractère. Membre de la haute-cour de justice créée par la constitution de 1848 pour juger les crimes d’état, il avait eu à prendre l’initiative d’une mise en accusation du président, en face de la révolution du 2 décembre 1851 ; il avait rempli ce devoir sans faiblesse, mais inutilement : c’était la lutte inégale de la justice contre la force ! Arrivé à la retraite comme conseiller, avant la fin du second empire, il avait été après la guerre de 1870 rappelé à la vie active par M. Thiers, qui le connaissait, qui l’avait élevé au poste de procureur général à la cour de cassation. Il était resté là jusqu’à la crise du 16 mai 1877, et un de ses derniers actes avait été un réquisitoire d’une modération sévère au sujet des commissions mixtes de 1851-1852, ces tribunaux d’arbitraire clandestin, travestissement de la justice mise au service de la violence heureuse.