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plus grand tyran du comté de Mayo a été tué ce matin. » Il s’agissait d’un propriétaire assassiné par vengeance.

Les Anglais s’accordent à rendre l’association du Ruban responsable des nombreux crimes agraires dont l’Irlande a été le théâtre. Tantôt c’était un propriétaire frappé parce qu’il avait congédié des locataires qui ne le payaient point ; tantôt c’étaient des ouvriers amenés du dehors pour propager de nouvelles méthodes de culture et que l’on retrouvait poignardés au fond d’un fossé. Les régisseurs des grands domaines, souvent trop durs pour le pauvre monde, étaient sans cesse menacés d’un pareil sort. L’un d’eux, M. Trench, dont les mémoires publiés il y a dix ans dépeignent sur le vif la société irlandaise, raconte que, pendant toute une année, à la suite de quelques évictions, il n’osa plus sortir de chez lui sans être armé et accompagné, ayant appris de source certaine que les paysans avaient juré sa mort. Le meurtre tout récent de lord Leitrim, dans des circonstances analogues, ferait croire que cette coutume barbare n’est pas éteinte ou qu’elle revit encore parfois lorsque les mauvais traitemens prolongés exaspèrent les habitans des campagnes.

Rien ne peint mieux du reste l’inconsistance du caractère irlandais que la vogue extraordinaire qu’eurent en ce temps les sermons du père Mathew, l’apôtre de la tempérance. Il existait, depuis 1836, dans la ville de Cork un petit groupe d’hommes bien intentionnés, presque tous protestans (la plupart étaient quakers), qui s’engageaient à faire abstention complète des boissons alcooliques. Ils avaient peu de prosélytes, peut-être même se moquait-on d’eux. Vers la même époque vivait au couvent des capucins Théobald Mathew, moine de bonne santé, de bon cœur et de bonne humeur, devenu populaire grâce à son dévoûment pour toutes les œuvres de bienfaisance. Dans les écoles, dans les salles d’hôpitaux, partout où il y avait des pauvres à secourir, il rencontrait chaque jour les quakers qui l’aimaient et qui le suppliaient de prêcher la tempérance avec eux. Après bien des hésitations, il s’y décida. Son adhésion produisit tout de suite beaucoup d’effet, car on le connaissait pour être d’un naturel plutôt réfléchi qu’exalté. Fait singulier, il excita d’autant plus d’enthousiasme chez cette population mobile qu’il en éprouvait moins lui-même. C’était par la sympathie que sa personne inspirait plus que par la raison ou par l’éloquence qu’il entraînait ses auditeurs, par quoi O’Connell et lui se distinguèrent et réussirent tous deux à devenir en même temps les idoles de leurs compatriotes. Le père Mathew ne négligeait pas une certaine mise en scène qui devait séduire les Irlandais. Tout nouveau converti s’agenouillait devant lui, prêtait serment de ne plus boire de