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que jamais. La plus redoutable s’appelait la Société du Ruban (Ribbon Confederacy). Au reste, le nom est tout ce que l’on en sait de certain. Était-elle politique ou simplement agraire ? Avait-elle un centre unique ou se subdivisait-elle en autant de sections qu’il y a de comtés? Les conjurés étaient-ils liés par un serment et quel était ce serment? On l’ignore. Le gouvernement lui-même semble n’en avoir jamais rien su. Le moins contestable est que les ribbonmen étaient tous catholiques, bien que le clergé, fidèle aux traditions de l’église, qui désavoue les associations secrètes, les eût toujours réprouvés. Il est probable que le programme des affiliés variait d’une province à l’autre. La ligue était dirigée dans l’Ulster contre les orangistes qui y sont nombreux; dans le Connaught, pays agricole, contre les propriétaires coupables d’évincer leurs tenanciers ; dans le Leinster, où l’industrie n’est pas inconnue, contre les patrons. Partout l’élément politique y dominait, mais sous une forme mal définie, parce que les gens des plus basses classes en faisaient seuls partie. L’association se divisait en loges de quinze à trente membres, plus ou moins, suivant la population et suivant les dimensions du cabaret où chaque loge tenait ses séances. C’était au cabaret que l’on se réunissait pour juger les délinquans. Par ce mot, il ne faut pas entendre seulement les ennemis politiques, les orangistes. Les associés se reconnaissaient un droit de juridiction sur tout le monde, complices ou adversaires, sur le jeune homme de race celtique qui séduisait une jeune fille aussi bien que sur le maître anglo-saxon qui congédiait un ouvrier. Chaque loge se transformait au besoin en tribunal et décidait de sa propre autorité quelle serait la punition du coupable. S’agissait-il d’une grave offense, des délégués arrivaient des loges voisines. La sentence prononcée, si elle emportait la peine de mort et qu’il y eût à craindre de trop actives recherches de la part du gouvernement, on faisait venir l’exécuteur d’un lieu éloigné. On lui donnait un délai d’une ou deux semaines afin qu’il pût étudier les habitudes de la victime désignée; chacun le renseignait de son mieux; le coup frappé, tout le monde l’aidait à disparaître et concourait à dissimuler les traces de l’attentat. Comme un tel acte n’était pas sans péril, on en regardait l’auteur comme un héros, loin de le traiter en criminel. Dans l’opinion du peuple, cette justice occulte était nécessaire au salut de la société. C’était s’honorer que d’y prendre part, et la mort du condamné était parfois une délivrance. Un jour de marché, dans une petite ville du nord de l’Irlande, on vit les paysans soulever leurs chapeaux et se signer d’un air de joie. « Qu’y a-t-il de nouveau? leur demanda quelqu’un. — N’avez-vous pas entendu ce que l’on vient de nous apprendre? lui fut-il répondu, le