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comprendre à quel point la passion dominait en lui. L’affreux Tatar des gazettes de 1812 est au contraire un bel homme, très capable de séduire, mais éloignant la sympathie ; un front haut et large, dont les muscles semblent avoir une prodigieuse mobilité et qu’un souffle devait suffire à bouleverser; de beaux yeux, très grands, à fleur de tête ; une bouche qu’on jurerait sensuelle, bref, une physionomie toute en dehors, toute aux aguets, exprimant la sensibilité la plus irritable. Les écrits de Rostoptchine ne démentent pas ce portrait. Ses souvenirs sur 1812 sont de la polémique, non de l’histoire. D’ailleurs, suivant la remarque de M. Popof, comme il les a rédigés onze ans après les événemens, cette disposition à voir les faits tels qu’il voulait qu’ils fussent a dû être encore aidée par les défaillances de sa mémoire : beaucoup de menus détails, beaucoup des impressions d’alors en sont sortis, s’en sont effacés tout naturellement; ils sont pour lui comme s’ils n’avaient jamais existé. Les passions de la grande crise, l’enthousiasme contagieux de ses collaborateurs, les ardeurs communicatives de la population, tout cela est tombé comme une fièvre : il ne se souvient pas de les avoir partagés. Il vit au milieu d’une génération refroidie, désillusionnée, encline à discuter les sentimens qui autrefois l’avaient soulevée de terre. Aussi le comte Feodor juge souvent l’exaltation de 1812 avec l’indifférence de 1823 ; il n’est pas dans sa nature de pouvoir se reporter à une autre époque, à un autre milieu, à des passions qui lui sont devenues étrangères.

En mars 1812, l’espèce de disgrâce où le comte Feodor était tombé depuis l’avènement d’Alexandre, le culte qu’il avait voué à la mémoire de Paul Ier, sa retraite pleine de dignité dans son palais de Moscou et dans ses maisons de campagne de Voronovo et Sokolniki, l’avaient environné d’une certaine considération. Sa haine réveillée contre les Français et contre Napoléon, ses nouvelles et ses comédies gallophobes, surtout la furieuse diatribe connue sous le nom de Pensées à haute voix sur l’Escalier-Rouge, sa désapprobation bruyante de la paix de Tilsitt et de la politique d’Erfurt, l’avaient rendu populaire : on voyait en lui un vrai patriote, l’homme russe par excellence. Alexandre ne l’aimait pas : après Austerlitz, Rostoptchine avait eu un mot cruel, qui était une allusion aux événemens de 1801. Pourtant, quand on put craindre que l’invasion étrangère se compliquât de bouleversemens intérieurs, quand on redouta pour cette grande ville de Moscou, encombrée d’une turbulente population de serfs et d’artisans, l’effet des proclamations napoléoniennes, ce fut sur Rostoptchine qu’Alexandre jeta les yeux.

Sa nomination inattendue au poste de gouverneur suscita dans la ville des impressions fort diverses. Pour une partie des nobles,