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le comte était trop de leur monde, on l’avait trop vu dans l’intimité, aiguisant les bons mots, singeant avec un admirable talent de mimique le vieux gouverneur Goudovitch, pour qu’il conservât du prestige. La société, — c’est ainsi qu’elle se nomme partout, — est trop occupée des petites choses pour bien voir les grandes : l’écho des salons a toujours quelque chose de sceptique et de frondeur ; leurs chuchotemens sont rarement à l’unisson des grands mouvemens populaires. « On va donc voir à l’épreuve ses talens et son mérite ! écrivait Mme Volkof ; en attendant, je ne crois pas qu’il ait beaucoup d’amis à Moscou, et il faut convenir qu’il n’a jamais cherché à s’en faire; il a toujours eu l’air que personne au monde ne lui était de rien. » Bestoujef-Rioumine, qui était resté dans la capitale avec mission d’informer le ministère de la justice et dont les souvenirs sont un utile contrôle des mémoires de Rostoptchine, avoue qu’en apprenant cette nomination « le cœur lui battit violemment, comme s’il s’était attendu à quelque chose de fort désagréable. » Cependant Rostoptchine avait des amis ardens, pour lesquels il n’avait fait aucuns frais, qu’il connaissait à peine, qu’il était fort porté à dédaigner, mais dont le patriotisme enthousiaste saluait d’avance en lui l’homme de la situation. Serge Nikolaévitch Glinka, rédacteur du Messager russe, était de ceux-là. C’était un curieux type du bourgeois moscovite, du lettré d’alors, un vrai slavophile, qui avait déclaré la guerre à toutes les importations étrangères, surtout aux mœurs et à l’esprit français, qui se détournait des hautes classes, corrompues par l’imitation occidentale, et qui avait reporté son affection sur l’homme du peuple; le moujik, à ses yeux, était le Russe par excellence, resté pur de toute souillure, vierge de toute civilisation européenne ; il admirait de lui jusqu’à son ignorance, sa barbe inculte, sa touloupe crasseuse : tout cela n’était-il pas russe, incontestablement national? Il aimait à se perdre dans la foule, à se retremper dans le peuple, à écouter ce que disaient les grandes barbes. Cette sincère exaltation avait son côté touchant : Glinka fut un des premiers à parler de sacrifice, à faire entrevoir aux tièdes la nécessité des suprêmes dévoûmens. En Rostoptchine, malgré son bel esprit français, Serge Nikolaévitch avait reconnu un vrai Russe de vieille roche; il lui voua un attachement que l’orgueilleux seigneur n’a jamais payé de retour et qui d’ailleurs n’excluait pas une certaine indépendance : Glinka suivait Rostoptchine avec le dévoûment d’un chien, mais seulement lorsque Rostoptchine suivait la voie qui était celle de Glinka. Il s’attira son courroux et fut traité par lui en rival, presque en ennemi, avant d’être admis à lui servir d’auxiliaire. Glinka fut le tribun du mouvement national dans son Messager russe, dont le programme, assurait-il, lui avait été tracé par