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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/351

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lui avait fait infliger son maître ; chaque fois qu’il en était question, les larmes lui jaillissaient des yeux. Pourtant il racontait qu’un jour, étant occupé à préparer le dîner du comte, comme il était assez vif de son naturel, il s’irrita des lenteurs ou de la maladresse d’un de ses marmitons russes. « Attends seulement, lui cria-t-il, voici notre empereur qui arrive, et voilà ce qu’il fera de vous! » Tournay était justement en train de découper un morceau de viande. Le propos fut rapporté au comte, il fit saisir le Français; on l’attacha sur une charrette, on le conduisit sur la place des exécutions, devant le bazar, on le lia sur le banc d’infamie, on lui appliqua vingt-cinq coups de fouet; puis on le jeta demi-mort sur une télègue et, sans lui permettre de rentrer à la maison, en veste blanche de cuisinier comme il était, on le déporta en Permie. Voilà comment, pour un propos en l’air, pour une parole évidemment innocente chez un homme dont il connaissait le dévoûment, Rostoptchine traitait un serviteur qui l’avait suivi à Moscou, un étranger qui avait droit à sa protection, un Occidental pour lequel ce châtiment infamant était dix fois plus cruel que pour un moujik et qui, toute sa vie, s’en trouva déshonoré. On retrouve ici le vrai Rostoptchine, non pas le Rostoptchine policé et quelque peu hypocrite de ses années de séjour à Paris, non pas le Rostoptchine humanisé des biographes de famille, mais le barine moscovite du vieux temps, le grand seigneur plein de mépris pour les hommes, le policier du régime de Paul Ier, le charlatan féroce qui fît déchirer sous ses yeux Véréchtchaghine.

En 1812, cette nature nerveuse et féline, cet irritable tempérament de chat-tigre était encore exaspéré par les circonstances critiques, la fièvre générale, le bruit, le remue-ménage universel. Il n’était pas homme à dominer de sang-froid une situation troublée : il en subissait l’influence excitante; comme Glinka, il était entraîné à son insu par le mouvement populaire, mais chacun d’eux le suivait à sa manière. Chez Glinka l’excitation se tournait en enthousiasme patriotique, en abnégation et en dévoûment; chez Rostoptchine, en une sorte de cruauté et de frénésie. Sa tête, qui ne fut jamais bien saine, subissait à ce moment une dangereuse exaltation. C’est alors que, malgré les recommandations d’Alexandre, il inquiète les résidens français, tour à tour les signalant dans ses proclamations aux soupçons de la population, ou s’efforçant d’obtenir pour ces insectes la tolérance du mépris ; c’est alors qu’on l’entend proférer dans une société, les yeux fixés sur Armand Domergue, ce propos digne du Tatar qu’il se donnait pour ancêtre : « Je ne serai satisfait que lorsque j’aurai pris un bain dans le sang des Français! » c’est alors qu’il fait arrêter quarante d’entre eux et les fait déporter sur le Volga ; c’est alors qu’il insulte à leur infortune