et ajoute à leurs terreurs par une proclamation à la fois bouffonne et terrifiante, pleine de concetti et de menaces : « Entrez dans la barque, rentrez en vous-mêmes et n’en faites pas la barque à Charon. »
Dans ses mémoires, Rostoptchine n’a garde de rappeler ces facéties déplacées. Il prétend qu’il n’a voulu que sauver la vie aux déportés: « Les soupçons da peuple à l’égard des étrangers s’étaient tout à coup changés en haine. Deux fois le projet fut formé de les exterminer; mais il était difficile de mettre ce projet à exécution parce qu’ils habitaient disséminés par toute la ville. Ceux qui étaient dans ces dispositions craignaient aussi la police qui dispersait les rassemblemens. Les étrangers et notamment les Français, marchands, artistes et autres, qui habitaient Moscou, prévenus par moi-même dans une lettre à leurs prêtres, dès le commencement de la guerre, se conduisirent en gens raisonnables ; mais le peuple russe ne les vit jamais d’un bon œil : il leur en voulait de cette situation privilégiée que leur assurait la qualité d’étrangers et qui leur permettait de faire une terrible concurrence au commerce et au travail indigènes. Un matin, le gouverneur civil Obriézkof m’annonça qu’il avait fait une découverte importante et m’amena un Russe, tailleur de son métier, irréprochable de conduite, assez à l’aise et qui n’était plus un jeune homme. Obriézkof le rencontra par hasard, remarqua sa pâleur et lui en demanda la cause. Le tailleur répondit qu’il avait perdu l’appétit et le sommeil, que plusieurs de ses apprentis étaient malades comme lui, et que le seul remède à cette maladie, c’était le sang des Français. Obriézkof feignit d’approuver fort cette médication et l’amena ainsi à tout lui dire. Il avoua qu’il avait déjà embauché trois cents tailleurs, que le lendemain il comptait en enrôler encore quelques centaines, que dans la nuit on marcherait sur le Pont des Maréchaux et qu’on y exterminerait tous les Français. Ce tailleur dut me donner à nouveau tous ces détails. Alors je le mis sous la surveillance de la police, attachai à ses pas un agent qui avait ordre de ne jamais le perdre de vue, et lui déclarai qu’il répondrait sur sa tête de tout ce qui arriverait dans ce genre. J’envoyai un chirurgien qui lui tira du sang, et il redevint calme. Les tailleurs que ce monsieur avait soulevés, apprenant son arrestation, cessèrent de penser à leur expédition nocturne, qui aurait abouti à un bouleversement et à un massacre épouvantable. » Dans toutes les situations troublées, il se rencontre des gens dont l’esprit mal équilibré achève de se déranger; mais, même en tenant pour vrai le récit de Rostoptchine, on voit qu’un tailleur de Moscou a éprouvé un accès de monomanie meurtrière : quant aux six cents tailleurs qu’il lui donne pour complices, Rostoptchine