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N’avons-nous pas vu Rostoptchine lui-même donner publiquement mille roubles à un laquais qui ameutait la populace contre un chirurgien allemand? N’a-t-il pas tenu aux quarante déportés français le langage le-plus propre à les faire massacrer sur place, si le peuple eût été animé des passions homicides qu’il lui prête? Rostoptchine, qui naguère avait voulu avec de la police organiser l’enthousiasme pour l’arrivée d’Alexandre, ne réussit guère mieux quand il tenta, avec de la police, d’organiser les manifestations hostiles contre les Français.


IV.

A Moscou, les affaires avaient cessé; le cours ordinaire des choses était comme suspendu; la population vivait dans la rue; elle formait une foule nerveuse, impressionnable, mêlée de réfugiés accourus des provinces voisines, sujette aux emportemens et aux terreurs, qu’il s’agissait de tenir en haleine et en respect. C’est ici que se révèle le talent original de Rostoptchine, ses instincts de tribun et de publiciste, cet art de comédien et de mime qui lui avait servi à perdre son prédécesseur Goudovitch. Personne ne mérita mieux que lui les deux épithètes célèbres, commediante, tragediante, pas même Napoléon. Il donne libre cours à sa fantaisie littéraire dans ses affiches, où il affecte le langage coupé et proverbial du moujik, où il se fait plus paysan que le paysan : «Il est survenu un orage, nous le dissiperons ; le grain se moudra et deviendra farine... Gardez-vous des ivrognes et des imbéciles; ils ont les oreilles larges et soufflent des sottises dans celles des autres... » M. Popof n’a qu’une admiration mesurée pour ce style excentrique, et, en 1812, la partie intelligente de la population goûtait peu l’usage ou l’abus que Rostoptchine faisait de la publicité. On s’enthousiasma d’abord des victoires annoncées par lui; on finit par ne plus y croire. « Il y a cinq jours, écrivait Mme Volkof, on nous racontait qu’Ostermann avait remporté une grande victoire. Il se découvrit que c’était une fable. Ce matin, on nous annonce une grande victoire remportée par Wittgenstein. La nouvelle est venue de bonne source, puisque c’est le comte qui la débite, et cependant personne n’ose plus y ajouter foi. »

Le bel esprit qui administrait Moscou avait plus d’un tour dans son sac. Il rédigeait des pamphlets contre les Français ; plus le sel en était grossier, plus il semblait avoir d’action sur la foule. Voici ce que lui-même nous raconte : « Vers cette époque, je sentis la nécessité d’agir sur l’esprit du peuple, de le réveiller, de le préparer à tous les sacrifiées pour l’amour de la patrie... Je fis répandre