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des contes, des caricatures qui paraissaient chaque jour et où l’on représentait les Français comme des nains, déguenillés, mal armés, que battaient des femmes et des enfans. » C’était le commentaire et comme l’illustration des affiches où il assurait que le Français n’était « pas plus lourd qu’une gerbe de blé. » Mais cette confession n’est pas encore complète. Pourquoi ne parle-t-il pas d’une estampe populaire, dans le genre de nos images à cinq centimes, qui fut répandue dans tout Moscou? Sous l’aigle à deux têtes qui sert d’enseigne aux cabarets, devant la porte d’un de ces établissemens, on voit un moujik qui harangue le peuple. Aucun des biographes français du comte Feodor n’a reproduit la légende qui accompagne cette estampe. Essayons de la traduire :


« Korniouchka Tchikhirine, habitant de Moscou, ancien soldat, ayant bu un coup de plus qu’à l’ordinaire, entend dire que Bonaparte veut venir à Moscou; il se fâche, invective en termes salés tous les Français, sort du cabaret, et, sous l’aigle à deux têtes, il s’écrie : Comment! il veut venir chez nous! Mais donnez-vous donc la peine d’entrer! A Noël ou à carnaval, on t’invite. Les jeunes filles t’attendent avec des nœuds à leur mouchoir : le dos t’en enflera. Tu as beau t’habiller en diable : nous dirons une prière et tu disparaîtras au chant du coq. Fais mieux : reste chez toi, joue à cache-cache ou à colin-maillard. Assez de farces comme cela! ne vois-tu pas que tes soldats sont des avortons, des petits-maîtres? Ils ne portent ni touloupes, ni mitaines, ni bonnet de fourrures, ni onoutchi[1]. Comment feraient-ils donc pour s’accommoder à la vie russe? Les choux les feraient enfler, la kacha (gruau) les ferait crever, le chtchi les suffoquerait, et ceux qui survivraient pour l’hiver tomberaient aux gelées de l’Epiphanie. C’est comme cela, oui. Aux portes de nos maisons, ils grelotteraient; dans la cour, ils gèleraient; dans le vestibule, ils claqueraient des dents; dans la chambre, ils étoufferaient; sur le poêle, ils grilleraient. A quoi bon en parler? Tant irait la cruche à l’eau que leur crâne en serait rompu. Charles le Suédois était un autre gaillard que toi, du pur sang des rois, celui-là : il est allé à Poltava, il n’en est pas revenu. D’autres lapins que tes Français étaient les Polonais, les Tatars, les Suédois; nos anciens les ont cependant arrangés de telle façon que tout autour de Moscou on voit encore des tertres, nombreux comme des champignons, et sous ces champignons reposent leurs os. Ah ! notre sainte mère Moscou ! ce n’est pas une ville, c’est un empire. Tu n’as laissé chez toi que les aveugles et les boiteux, les vieilles femmes et les petits enfans. Tu n’es plus de taille pour les Allemands : ils te mettraient du premier coup le bât sur le dos. Et la Russie, sais-tu ce que c’est, tête fêlée? On a mis

  1. Bandes de toile entourant les jambes en guise de bas.