Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bonaparte de joindre à l’armée un corps d’aérostiers. Ce qui est moins excusable chez Rostoptchine, c’est de ne se souvenir, dans ses mémoires de 1823, que de la crédulité des autres.

Parmi les hommes de l’année 1812, il n’en est aucun contre la réputation duquel Rostoptchine se soit plus acharné que celui qui partageait alors avec lui l’attention de l’Europe. Il a constamment accusé Koutouzof de l’avoir trompé, de lui avoir fait croire qu’on était vainqueur à Borodino, puis qu’on livrerait une dernière bataille en vue de Moscou. Le 13 septembre au soir, la veille de son départ, Rostoptchine écrivait à l’empereur une lettre où il affecte une surprise mêlée d’indignation et où il lui déclare que la conduite de Koutouzof décide du sort de la capitale et « de tout l’empire. » Plusieurs historiens ont admis également que « Koutouzof trompa le gouverneur jusqu’au dernier moment et qu’il lui jurait par ses cheveux blancs de se faire tuer avec lui devant Moscou. » Telles sont les expressions du général Philippe de Ségur ; telle est aussi l’opinion adoptée par le comte Anatole de Ségur : « Rostoptchine, dit celui-ci, s’attendit jusqu’au bout à un nouvel effort de la part de Koutouzof pour sauver la vieille capitale de la Russie….. Cela explique la nouvelle proclamation qu’il fit afficher le 11 septembre et qui renferme un ardent et suprême appel aux armes. » Cet appel aux armes est celui où Rostoptchine invite les moujiks à s’armer de ce qui leur tombera sous la main et à venir avec lui exterminer les Français sur les Trois-Montagnes. M. Popof est au contraire persuadé que le comte Feodor ne fut pas aussi trompé qu’il veut bien le dire et que, dès le 11 septembre, quatre jours avant l’évacuation, il savait à quoi s’en tenir sur le sort de Moscou.

Notre historien s’appuie d’abord sur un récit très circonstancié que Glinka, avec indication précise du jour, de l’heure, du lieu, fait d’une entrevue qu’il eut avec le comte. C’est le 11 septembre, à dix heures du matin, que le rédacteur du Messager russe arriva à Sokolniki, la maison de campagne du gouverneur. « Je le rencontrai, dit-il, sur le seuil de son cabinet et j’y entrai avec lui. Il était en surtout militaire et moi en grand uniforme d’opoltchénié. Nous nous assîmes sur un sofa, au-dessous d’une carte de la Russie, et voici notre conversation sans aucune altération, dans toute son exactitude historique : — Votre excellence, dit Glinka, j’ai fait partir ma famille. — J’ai déjà fait de même, répondit le comte, et des larmes mouillèrent ses yeux. Maintenant, ajouta-t-il, Serge Nikolaévitch, causons comme de vrais fils de la patrie. À votre avis, qu’arrivera-t-il si Moscou est abandonnée ? — Votre excellence sait ce que j’ai osé déclarer le 15-27 juillet dans l’assemblée de la noblesse ; mais dites-moi en toute sincérité, comte, comment Moscou