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l’ennemi entrait tout à coup dans la ville, je devais tout détruire par le feu. C’est ce qui fut exécuté par moi en divers lieux, à la vue de l’ennemi, à dix heures du soir; à onze heures, je repassai la Moskova à la nage avec mon cheval, au-dessous du monastère Danilof, et à deux heures du matin je rejoignis notre arrière-garde. » Ainsi les Français étaient déjà maîtres de Moscou quand Voronenko incendia les magasins d’alcool, les douanes et tous les établissemens publics qu’il put atteindre; ce sont les incendies allumés par lui que Napoléon aperçut le 15 au matin quand il s’installa au palais du Kremlin. La vérité sur le rôle que jouèrent réellement Rostoptchine et les fonctionnaires se trouve peut-être dans cette lettre qu’il écrivit à Bagration dans la première chaleur de l’action : « Je suis au désespoir que Koutouzof ait agi en traître avec moi, parce que, n’ayant pas les moyens de défendre Moscou, je l’aurais brûlée pour enlever à Bonaparte la gloire de la prendre et l’avantage de la piller. J’aurais ravi aux Français les fruits de leur victoire. Je leur aurais montré à quel peuple ils ont affaire. » Et à l’empereur, presque dans le même temps : « Le feu a commencé dans les boutiques et les magasins de blés qui sont adossés aux murailles du Kremlin. Ce sont les Français sans doute ou les pillards russes qui ont allumé cet incendie, et pourtant j’inclinerais à croire que ce sont les propres gardiens de ces établissemens, obéissant à cette règle russe : « Ne rien abandonner à l’ennemi. » — Que l’on réfléchisse sur cette règle russe, mise en pratique depuis Smolensk jusqu’à Moscou, et l’on entreverra une explication.

Rostoptchine, Voronenko, les employés du gouvernement, furent-ils les seuls auteurs du sinistre? Non, il y en eut d’autres encore. D’abord les brigands, les échappés de l’ostrog, les pillards du peuple, les déserteurs de l’armée russe, qui brûlèrent, pour pouvoir ensuite piller. Parmi les particuliers, petits bourgeois, ouvriers, beaucoup étaient disposés à détruire ce qu’on était contraint d’abandonner aux Français. Rostoptchine nous a parlé de conjurés qui devaient sonner le tocsin, de l’avocat Naoumof. Comme le dit fort bien M. Anatole de Ségur, c’est un trait de caractère chez les Russes que la tendance à détruire l’objet contesté pour mettre fin à la contestation et à dire : « Ce ne sera donc à personne. » Qu’on relise ce que raconte Domergue de la joie manifestée par ce paysan qui, voyant de loin brûler Moscou, dit aux déportés français : « Ce feu est une attention des Russes pour votre Napoléon et pour les Français qui viennent prendre leurs quartiers d’hiver à Moscou : comme le froid commence à se faire sentir, on chauffe les maisons. » Tous les récits du temps, ceux de Rostoptchine, ceux du Polonais Brandt, parlent de l’exaspération des Moscovites. Le général Liprandi assure que beaucoup de Moscovites, qui s’étaient enfuis