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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/370

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après l’incendie, déclaraient qu’eux-mêmes avaient mis le feu à leurs maisons. Même dans les hautes classes, certains partageaient ces sentimens du peuple. D’avance le colonel Zakrevski avait dit à Wolzogen : «Si la victoire nous fait défaut, un autre prince Pojarski (jeu de mot sur pojar, incendie) viendra à notre aide. » Plus tard, Dmitri Galitzine, dînant avec d’autres seigneurs, exprimait le regret « que l’idée ne lui fût pas venue, en quittant Moscou, de mettre le feu à son hôtel. » Sans doute il faut faire la part de la forfanterie : en somme, le prince Galitzine se borne ici à exprimer un regret. Plus tard le nombre était grand des nobles moscovites qui taxaient d’inutile barbarie l’acte imputé à Rostoptchine : ils formaient sûrement la majorité, puisque Alexandre se crut obligé de disgracier avec éclat l’ancien gouverneur, et que celui-ci jugea prudent de répudier une gloire sinistre. Les hautes classes ont le patriotisme moins incendiaire que le peuple. Ce sont surtout ceux qui ne sont pas propriétaires qui mettent le feu aux maisons. Peut-on citer beaucoup de comtes ou princes, à côté de Rostoptchine, destructeur de son palais de Voronovo? C’est donc sous toutes réserves que nous reproduisons les conclusions de M. Popof : « Après les témoignages que nous avons cités, est-il possible de se poser encore cette question : Qui a brûlé Moscou? Qui? Mais celui-là même qui avait le droit de le faire, celui qui, à commencer par Smolensk, brûla ses villes, ses villages, ses hameaux et jusqu’aux moissons qui mûrissaient sur pied, dès que l’armée russe fut passée et que l’armée ennemie se montra. Qui? Le peuple russe de toutes les classes, de toutes les conditions, sans en excepter les hommes revêtus de la puissance publique et parmi eux Rostoptchine lui-même. » Cela est surtout vrai du paysan, qui tenait si peu à sa cabane, dont il mettait d’ailleurs la reconstruction à la charge de son maître, du petit citadin de Moscou, pauvre, prompt à s’exalter. Libre, propriétaire, plus heureux, qui sait si le peuple eût été capable des mêmes sacrifices? Au moment où nous appliquons nous-même un esprit de rigoureux examen à ce que l’on a appelé la légende révolutionnaire ou la légende napoléonienne, il faut savoir gré à M. Alexandre Popof de ces études critiques sur l’année 1812. Il a rendu un service éminent à l’histoire des deux nations, en discutant avec tant de précision le rôle de Rostoptchine, qui, après avoir un moment rassemblé sur sa tête tout l’intérêt tragique du drame moscovite, s’est ensuite trouvé embarrassé de son rôle. Il faut éviter cependant, en détruisant la légende de Rostoptchine, d’en constituer une autre qui serait encore plus décevante.


ALFRED RAMBAUD