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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/378

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malgré vous, mon cher ami, à suivre M. de Clermont-Tonnerre, et certes c’eût été, comme il l’a dit, à ma conscience que j’aurais obéi ; mais enfin la réunion définitive des trois ordres est faite et bien faite. L’enthousiasme de la foule, à cette nouvelle qui nous fut apportée pendant que nous mangions, renfrogna les convives de M. de La Coste... Si j’eus à soutenir un rude assaut, j’en fus dédommagé; en sortant j’ai trouvé toute la ville illuminée... » Il se plaisait à décrire l’enthousiasme honnête de la révolution éclatant en fêtes populaires, en banquets civiques, où l’on portait encore la santé du roi et de la reine, surtout de M. Necker, « idole de la nation. » Joseph de Maistre répliquait par un récit des journées des 5 et 6 octobre, qu’il tenait d’un ami de Meunier, témoin de ces premiers avilissemens de la royauté. C’était dans l’ombre des événemens un dialogue intime, animé, entre deux esprits également sincères, l’un emporté, absolu et cruellement clairvoyant, l’autre généreux, séduit et à travers tout, quel que dût être l’avenir, se sentant, comme il le disait, « des trésors de courage contre toutes les grossièretés de la fortune. »

Ce que le marquis Henry Costa ne voyait pas dans les premiers momens d’une révolution qu’il croyait bienfaisante, qu’il défendait d’abord contre De Maistre, c’est que le jour approchait où la Savoie allait être emportée dans le tourbillon de feu, où il allait lui-même être placé entre ses instincts libéraux et le sentiment de l’honneur, entre ses intérêts et la fidélité à ses princes. Ce jour-là il n’hésitait pas. Peu auparavant, commençant à pressentir l’orage, il écrivait à sa femme absente : « Revenez, ma mie ; quand la bise siffle au lac, les bonnes poules couveuses de Beauregard mettent les poussins sous leurs ailes, et le maître coq, du haut de son perchoir, appelle les traînards et les égarés. » Lorsqu’aux premiers mois de 1792 un appel aux armes du roi Victor-Amédée allait retentir dans les vallées et les montagnes de la Savoie, le marquis Henry était prêt à se dévouer avec ce qu’il avait de plus cher. Il aurait pu personnellement, il est vrai, se dispenser de reprendre du service. Depuis longtemps il avait quitté l’armée, il avait reçu en échange de son grade une charge de gentilhomme de la chambre qui l’exemptait de toute obligation ; mais il n’était pas homme à s’abriter sous un titre de cour pour échapper au devoir du soldat, et à part le mobile de l’honneur, il avait une raison plus intime. L’aîné de ses enfans, jeune homme précoce d’esprit et d’éducation comme l’avait été son père, Eugène avait déjà passé ses examens militaires, il comptait comme sous-lieutenant à la « légion des campemens, » — il avait quatorze ans ! Le père, en dévouant son enfant, ne voulait pas le laisser aller seul à la mêlée et au