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péril. Chose bizarre en un pareil moment! le marquis Henry, dès les premiers pas, avait à vaincre mille difficultés d’étiquette. Il avait toutes les peines du monde à faire accepter sa démission de chambellan pour reprendre une modeste place dans l’armée. Ce n’est qu’après avoir fait un voyage à Turin, après être allé chercher le roi jusque dans la vallée d’Aoste, après avoir frappé à la porte «de toutes les altesses, grandes, moyennes et petites, » qu’il finissait par triompher des puérilités de cour. Ce n’est qu’après bien des négociations qu’il avait reconquis, avec son grade de capitaine, le droit de servir à ses frais, de marcher auprès de son fils, — et le départ avait je ne sais quelle simplicité émouvante en face d’un avenir qui devait être si sombre.

L’équipage, comme celui de presque tous les gentilshommes de Savoie, se composait de deux chevaux de ferme de Beauregard tirés de la charrue pour aller au combat, et d’un vieux domestique de famille, du nom de Comte, ami plus encore que serviteur, dévoué à ses maîtres jusqu’à la mort. Le jeune sous-lieutenant, tout fier avec son uniforme à revers rouges, ses grandes guêtres blanches et son chapeau en bataille, réconfortait sa mère, qui, le cœur brisé, se plaisait à parer son enfant une dernière fois en attachant à sa petite épée un nœud bleu où elle avait caché une relique de saint François de Sales. Les amis entouraient la maison. Le marquis, mettant sa fermeté à dominer ses propres agitations, se hâtait d’en finir avec les scènes d’attendrissement et brusquait la séparation. Ils partaient ainsi pour le camp où se réunissaient, avec les levées de Savoie, les régimens de Piémont chargés de faire face à l’invasion française.

A peine arrivé au camp, mesurant déjà le danger à la faiblesse de la défense, à l’incapacité politique et militaire qu’il voyait partout, le marquis Henry écrivait à sa femme : « Quoi que j’aie vu et pu dire, rien n’a ébranlé le sot aplomb de nos grands hommes de guerre... Ménagez-vous une retraite à Nyon ou à Lausanne ; faites-y passer ce que vous avez de plus précieux, enterrez nos archives. Après cela je suis tranquille, ma conscience est en paix. Soignez et protégez les faibles de la famille, moi je mènerai les forts. » Et peu après il pouvait ajouter : « J’apprends à l’instant que notre frontière est violée; nous allons être attaqués... j’embrasse notre enfant et pour vous et pour moi ; il est admirable et charmant par le calme imperturbable de son âme. Gardons notre courage, mon amie, car bientôt il ne nous demeurera plus autre chose. » Le signal était donné en effet. Le même jour, le 22 septembre 1792, tandis que la république se levait à Paris, préludant par la déchéance de la monarchie au meurtre du roi, l’invasion entrait bannières déployées à