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Chambéry avec Montesquiou, et devant l’invasion française tout semblait disparaître. Les villes de Savoie, gagnées à la révolution, ouvraient leurs portes aux soldats de la république. La petite armée piémontaise du général Lazary, surprise dans ses postes, menacée d’être coupée, se repliait en désordre dans les gorges de la Maurienne et de la Tarentaise. Joseph de Maistre a peint en traits de feu ce jour de « dissolution terrible et subite, » où tout « s’abîmait devant le drapeau tricolore, » où « la fidélité meurtrie sous les ruines prenait tristement son vol vers les Alpes. » Le marquis Henry, plus sévère, stigmatisait comme une désertion des généraux cette fuite sans combat. « L’humiliation et la douleur sont au comble parmi nous, s’écriait-il sur le moment. Soldats et officiers marchent pêle-mêle, la pluie tombe par torrens. Dans cette retraite précipitée, tous ont perdu leurs équipages. Je n’ai pour mon compte qu’un uniforme en loques, une chemise et un bas, Eugène a l’autre. Vous n’avez pas idée des souffrances que nous endurons. »

La grande crise avait commencé par un désastre pour la cause royale, — elle devait durer quatre ans. Pendant quatre années sanglantes, elle allait se dérouler sous toutes les formes de la révolution et de la guerre. — D’un côté la Savoie, devenue française par l’annexion, restait livrée aux proconsuls qui se succédaient, Hérault de Séchelles, Simond, Albitte. On appliquait à ces provinces nouvelles les lois les plus impitoyables de la convention sur les biens nationaux, sur les prêtres, sur l’émigration, sur les suspects. On brûlait sur les places publiques les titres de noblesse, les parchemins des archives, jusqu’à des brevets de Saint-Maurice. On décrétait la démolition des clochers et des châteaux. La terreur faisait son œuvre là comme partout, jusqu’au moment où elle s’épuisait par ses propres excès. — D’un autre côté, pendant quatre campagnes, de 1792 à 1796, la guerre sévissait sur les Alpes du Saint-Bernard et du Mont-Cenis, comme au col de Tende vers Nice, entre les armées révolutionnaires et les alliés austro-sardes. Elle se liait à la marche des hostilités sur le Rhin ou sur la Meuse, aux insurrections de Lyon, de Toulon ou de la Vendée. Quatre années durant, cette guerre de rencontres obscures, d’échauffourées meurtrières, ensanglantait les rochers des Alpes jusqu’au jour où un général apparaissait pour trancher le nœud de son épée victorieuse. Je ne fais que résumer les traits principaux d’une histoire aux péripéties sans nombre. C’est au plus épais de cette mêlée que le marquis Henry se trouve engagé sans trêve, allant d’un camp à l’autre, des glaces du Saint-Bernard aux glaces de l’Apennin, tantôt simple capitaine à côté de son fils, tantôt quartier-maître sous Colli, puis enfin négociateur inconnu et désespéré de la reddition dans une entrevue