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et les misères. Il admirait ces soldats de la Maurienne qui, après avoir été licenciés à la suite de la première débâcle de l’invasion et malgré tout ce qui pouvait les retenir désormais en Savoie, se retrouvèrent fidèlement autour du drapeau, au rendez-vous qui leur avait été donné à Suze. « Ces choses-là, disait-il, pourquoi les font-ils donc? qu’espèrent-ils? rien, c’est leur cœur qui les guide... Si le roi voulait m’en croire, il dépouillerait certains seigneurs de ma connaissance de leurs plaques et de leurs cordons pour les accrocher sur ces poitrines où battent bien les plus nobles cœurs que je sache... » Là il voyait le nerf vigoureux. En haut, il voyait l’incohérence du commandement, le décousu de l’action stérilisant les courages, l’absence de toute idée militaire, les scandales du favoritisme, les traditions surannées, les intrigues de cour et les puérilités de l’étiquette transportées dans les camps.

Le clairvoyant capitaine savait fort bien se moquer de ses princes et de leur manière de faire la guerre. « Monseigneur, écrivait-il en parlant du duc de Montferrat, est ici tout à fait sur pied de campagne avec cinquante personnes pour le servir, dont deux spécialement destinées à faire le café de son altesse. Ce surcroît de bonne compagnie est fort embarrassant pour tout le monde, et un peu scandaleux par ce temps de détresse générale. — Qu’il y a loin de là à la simplicité guerrière de nos anciens princes ! » Il ne pouvait se défendre des plus vives saillies de colère ou d’ironie en voyant les états-majors tout gaspiller, l’armée où il servait d’abord se débattre pendant deux campagnes sur les Alpes pour ne rien faire, avoir l’air de se mettre en mouvement pour reculer aussitôt et s’épuiser en agitations aussi meurtrières que stériles. « Ce n’est pas la façon dont nous faisons ici la guerre qui peut nous en donner la passion, disait-il dans un de ses momens d’impatience. La chose publique va de manière que l’on se félicite de n’avoir pas à y mettre la main. Mon rôle de spectateur me plaît, et je suis à mes yeux plus utile que ceux qui commandent et font les importans. Je sers sans intérêt le roi, qui est bien mal servi par ceux qu’il paie le mieux. Je juge tout avec une extrême sévérité... Nous ne faisons rien, alors que nous pourrions avoir quelques succès; puisse notre métier de chien de garde nous être payé de quelque estime. » On ne faisait rien! c’était la faute des princes, des généraux de cour et d’antichambre sans doute ; c’était aussi la faute de la combinaison qui, en subordonnant l’armée du roi aux impériaux, l’intérêt piémontais aux calculs de la politique autrichienne, devait conduire le Piémont au suprême et inévitable désastre sans profiter à l’Autriche elle-même. Confusion et impuissance partout : le système était invariable avec le premier généralissime autrichien, M. de Vins,