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depuis qu’il l’avait vu malheureux et qu’il ne recevait plus de lui le salaire de ses services. Avant de partir, en annonçant son voyage, le marquis Henry avait écrit à sa femme : « Je touche à cet instant si désiré et si horrible. Comment supporterons-nous de nous revoir? » C’était en effet une heure terrible. Entre le déport de 1792 et le retour de 1796, il y avait un monde d’événemens, de catastrophes publiques, de deuils privés, d’irréparables révolutions : tout avait changé. Henry Costa, courbé lui-même par les fatigues et dépouillé de tout, retrouvait les siens dans la pauvreté de l’exil, il revoyait sa femme blanchie par le chagrin. Entre le père et la mère, au moment de leur rencontre, le jour du retour, s’élevait, comme une image du passé, l’ombre douce et aimable d’Eugène, objet d’une commémoration attendrie, d’un culte douloureux. Joseph de Maistre avait été le seul témoin de la première entrevue du marquis et de sa femme, il restait le seul confident de leur intimité, il vivait presque avec eux. Le soir, dans la chambre de l’exil « aux rideaux rouges, aux tentures déchirées, » on se retrouvait autour de la table après le modeste repas de famille, et tandis que Mme de Costa réparait les vêtemens des enfans, Joseph de Maistre reprenait avec Henry des conversations infinies sur les événemens, sur la guerre, sur la philosophie. Souvent les deux amis sortaient ensemble, ils allaient au bord du lac, lorsqu’un soir, regardant l’horizon au-delà des eaux, du côté de Beauregard, Henry Costa s’écriait : « Jamais l’exil ne m’a paru si lourd de peines. Ce lac est-il donc infranchissable? Le souvenir de mes vieux murs m’obsède. Je ne sais ce qui me retient d’aller à eux tout de suite, de sauter dans une barque... » C’était l’origine d’une promenade furtive, nocturne, à demi romanesque, accomplie sur la rive de Savoie au risque des mauvaises rencontres avec les gendarmes de la république.

Était-ce la fantaisie d’une imagination excitée, le besoin irrésistible de tromper les regrets de l’absence, d’aller chercher des émotions nouvelles? Toujours est-il qu’un matin le marquis Henry, Joseph de Maistre et le vieux Comte partaient dans une petite barque, et qu’après une journée passée à louvoyer, ils allaient aborder le soir vers Beauregard. Le château n’avait pas été complètement démoli, il n’avait pas été vendu faute d’acquéreur; mais il avait été saccagé, pillé, à demi incendié, et il n’était plus qu’une ruine déserte au milieu des arbres qui l’entouraient. A mesure que les trois visiteurs approchaient, la grande ruine se laissait entrevoir à la clarté du soir. Il n’y avait plus de fenêtres, la porte pendait sur ses gonds, l’entrée était encombrée par des troncs d’arbres. Il ne restait plus que des murs noircis. Le marquis s’était arrêté d’abord saisi d’une inexprimable émotion; puis à la lueur d’une petite lampe allumée par Comte il avait pénétré dans sa maison, essayant