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pour celui qui en est affligé ; quant au second, c’est une arme de défense excellente, qui n’a d’autre inconvénient que de rendre celui qui en est muni parfaitement désagréable, inconvénient minime, car presque toujours la société le subit sans résister autrement que par les armes légères d’une raillerie dont les résultats restent d’ordinaire inoffensifs. Ai-je besoin de dire que, de ces deux défauts, Gleyre ne connut que le premier, c’est-à-dire celui-là seul qui pouvait avoir pour, lui des conséquences fâcheuses. Toute sa vie, Gleyre ne sut guère se défendre contre les hommes qu’en s’en éloignant. Le succès même ne pouvait l’encourager à affronter le jugement de la foule ; dès 1848 par exemple, il prit le parti de ne plus exposer aux salons annuels, et, quoiqu’il nous ait expliqué autrefois les motifs de cette abstention et que son biographe nous les répète aujourd’hui, nous avouons n’avoir jamais pu les bien saisir. Il avait exposé plusieurs fois, et l’opinion était loin d’avoir été injuste à son égard. Son premier tableau, le Soir. avait été un succès incontesté et lui avait valu l’unanimité de louanges. Sa Séparation des apôtres avait été moins goûtée, mais un tel sujet sévère n’obtiendra jamais d’emblée sur la foule le même succès qu’un sujet élégiaque et gracieux comme le Soir, et les éloges tant du public éclairé que des juges compétens n’avaient pas d’ailleurs manqué à cette belle œuvre. Les expositions annuelles, disait-il, avaient le tort de contraindre les artistes à forcer la note et à hausser le ton, ce qui est vrai peut-être pour les œuvres de début et pour les artistes jaloux de popularité qui veulent à toute force un succès tous les douze mois, mais ce qui était faux pour lui, qui avait franchi de la manière la plus heureuse le redoutable pas du début, et qui, ne visant pas à la popularité bruyante, n’avait nul besoin d’exposer chaque année. On ne put jamais vaincre son obstination, et il en résulta que Gleyre passa les vingt-cinq dernières années de sa vie à produire des œuvres superbes dont le public ne savait jamais rien et que les artistes eux-mêmes ignoraient. Quelques intimes seuls en avaient connaissance, encore fallait-il faire en bon temps sa visite à l’artiste solitaire ; si par hasard on différait trop, on apprenait que l’œuvre était partie pour ne plus revenir après avoir été vue d’une dizaine de personnes, et qu’elle avait élu domicile à Cologne, à Bâle, à Genève, à Lausanne.

Il cachait sa personne comme son talent et fuyait les réunions mondaines à l’égal des expositions de peinture. « Pourquoi donc n’allez-vous plus chez Mme S… ? lui demandait un jour devant nous une personne amie. — Parce que j’y rencontre des museaux qui me déplaisent, « répondit-il avec cette crudité d’expression qui, nous venons