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de le dire, ne lui répugnait pas toujours. C’est qu’il lui manquait un peu de cette assurance qu’ont en trop tant de nullités et que son grand talent lui aurait donné le droit d’avoir. Il savait son prix sans doute, mais il ignorait l’art de le faire valoir, et la crainte d’être choqué dans ses sentimens faisait qu’il aimait mieux quitter la place que s’armer pour leur défense. Et puis il eut toujours une défiance secrète à l’endroit des mondains, des heureux et des gens en place ; le plus sûr moyen de lui plaire était d’être ou d’avoir été un peu éprouvé. Lorsque nous fîmes sa connaissance, il y a quelque vingt-cinq ans, dans les bureaux mêmes de cette Revue pour laquelle il dessinait alors ce beau portrait de Thomas Carlyle que nos plus anciens lecteurs n’ont certainement pas oublié, il nous prit très vite en gré; mais nous avons toujours eu le soupçon que nous avions dû cette sympathie rapide à la modestie de notre mise d’alors, modestie qui n’avait rien de précisément volontaire et qui disait clairement que nous ne revenions pas d’un voyage fructueux aux mines alors récemment découvertes de Californie. Une circonstance très particulière augmentait encore sa timidité : il n’avait pas reçu d’instruction classique, et cette lacune lui était une cause de profonde tristesse. J’entends encore le hélas! presque humble avec lequel il m’avoua un jour qu’il ignorait le latin, à quoi je répondis que cette ignorance, loin d’être un désavantage, était peut-être au contraire une condition heureuse, car elle le laissait assuré de ne jamais souiller de pédantisme ce sentiment de la beauté qu’il avait si complet qu’on ne voyait pas ce qu’une plus grande érudition classique aurait pu y ajouter. Pour toutes ces causes, Gleyre vivait exclusivement dans son atelier, où on était toujours sûr de le trouver assis devant son chevalet, ou s’occupant à quelque lecture, à celle des journaux de préférence, car il était singulièrement friand de politique, et, bien qu’on ne pût s’empêcher parfois de remarquer qu’il y avait dans ce goût une légère pointe de manie, on n’avait cependant jamais envie d’en sourire, tant on le sentait respectable. Gleyre en effet appartenait à cette rare catégorie d’hommes qui peuvent bien se désintéresser d’eux-mêmes, mais qui ne se désintéressent jamais des affaires générales.

À ce fonds de timidité native, la pauvreté avait ajouté tout ce qu’elle engendre d’habitudes taciturnes et d’ombrageuses méfiances lorsqu’elle se prolonge outre mesure. Pendant d’interminables années, la mauvaise fortune sévit sur Gleyre avec une persistance qui paraîtrait inexplicable s’il fallait l’attribuer au seul guignon. Hélas ! nous portons tous la peine de notre nature, et c’est dans la nature de Gleyre qu’il faut chercher surtout le secret de cette longue mauvaise fortune; le récit détaillé que nous fait M. Clément du séjour