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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/462

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REVUE DES DEUX MONDES

verre grossissant pour les distinguer, n’ont pas les proportions souvent exagérées auxquelles nous a trop habitués le roman contemporain. Ils sont très vivans, mais c’est dans un cercle restreint qu’ils se meuvent, et, tout en appartenant à l’humanité par leurs caractères généraux, ils ont une marque distinctive qui trahit leur origine et leur assigne une date. On sent qu’ils sont d’un autre âge ; on pourrait presque dire qu’à ce point de vue ils ont une valeur historique et qu’ils représentent une époque disparue avec une fidélité qu’attestent de rares survivans.

Trois quarts de siècle signalés par les progrès extraordinaires du luxe, de l’industrie et du goût ont apporté de tels changemens dans les idées, dans les mœurs, dans les habitudes, qu’on ne laisse pas d’être un peu dépaysé quand on se trouve en présence des messieurs et des dames qui habitent Northanger Abbey ou Mansfield Park. Aussi ceux qui veulent avoir une image de ce qu’était la société anglaise moyenne entre 1800 et 1815 ne peuvent-ils mieux s’adresser qu’à miss Austen. La vie de cette classe particulière que nos voisins appellent gentry paraît avoir été alors plus simple et plus originale qu’aujourd’hui. Les raffinemens de l’élégance et du confort n’avaient pas encore pénétré dans les campagnes. Jusque dans les plus petits détails, les manières gardaient quelque chose de rustique dont on rougirait maintenant. On ne voyait sur les tables des salles à manger ni fleurs, ni fruits, ni décorations, mais des mets substantiels dont on se transmettait le secret de génération en génération et qui faisaient la gloire des ménagères. On fabriquait soi-même son vin ; soi-même on brassait sa bière. Non-seulement on ignorait le superflu, mais le nécessaire même faisait quelquefois défaut. Ainsi dans certaines maisons l’usage des fourchettes d’argent n’était pas en honneur. Le fameux beau Brummel, un jour qu’on lui demandait des nouvelles de ses parens, répondait que le digne couple devait avoir fini par se couper la gorge à force de manger des petits pois avec le couteau. L’ameublement était en général d’une simplicité qui de nos jours paraîtrait du dénûment. Point de tapis dans les chambres à coucher ni dans les corridors ; dans toute l’habitation, il n’y avait souvent qu’un sofa et de formes trop anguleuses pour tenter l’indolence. Il est vrai qu’on ne tolérait les positions inclinées que chez les vieillards ou chez les invalides. Ne disait-on pas d’un certain gentilhomme, modèle de son temps, qu’il aurait fait le tour de l’Europe sans toucher du dos le fond de sa calèche de voyage ? Quant à ces mille objets qui maintenant encombrent le salon le moins élégant, on les aurait vainement cherchés. On ne trouvait d’épinette ou de piano que dans les familles qui se distinguaient par des goûts d’artiste. Un petit pupitre, une