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LE ROMAN CLASSIQUE EN ANGLETERRE.

boîte à ouvrage, un étui pour le filet, étaient les seuls ornemens de la table commune. À l’égard des divertissemens, les cartes, la danse et la chasse en faisaient tous les frais. Le menuet, au moment de disparaître, jetait un dernier éclat, et les rondes étaient encore en honneur dans la province. Dans ces plaisirs, on mettait presque autant de dignité sérieuse que dans les occupations et les devoirs importans de la vie. C’était une affaire d’état, au bal, que de placer les couples de danseurs suivant leur préséance sociale, et toute plaisanterie n’était pas bien venue dans une partie d’hombre ou de whist. Les conversations, même les plus frivoles, avaient une allure solennelle. Elles formaient, avec les promenades, le principal passe-temps de la jeunesse, et, de tous les dons naturels ou acquis, l’art de soutenir un entretien était le plus en faveur. On est aujourd’hui assez disposé à fuir les grands causeurs, les gens qui ne parlent que par tirades : on les aimait alors et l’on tâchait de leur ressembler. Si l’on parlait beaucoup, on n’écrivait guère moins, et ces lettres interminables, qui n’existent plus que dans la fiction, avaient encore une incontestable réalité.

Toutes ces habitudes, toutes ces mœurs, tous ces goûts d’une autre époque viennent fidèlement se refléter dans l’œuvre de miss Austen sans en faire pourtant l’unique intérêt. En effet, sous des costumes surannés qui nous semblent bizarres l’auteur a fait palpiter des cœurs humains avec leurs passions. Les Thorpe, les Crawford, les Bertram, ont le col emprisonné dans de hautes cravates et les pieds chaussés de bottes à la Wellington, mais par leurs vertus et leurs vices ils se rattachent à la même race que les héros des romanciers modernes. Les Fanny Price, les Emma Woodhouse, les Harriet Smith ont la taille de leurs robes sous les bras et jouent de la harpe ou de la guitare ; mais dans leurs qualités et dans leurs défauts quelle fille d’Albion ne pourrait se reconnaître encore ? Avarice ou prodigalité, amour pur ou passion intéressée, égoïsme ou dévoûment, vanité aristocratique ou vulgarité bourgeoise, il n’y a rien là qui soit passé de mode. Le cadre a vieilli peut-être, mais qui pourrait s’en plaindre ? Lorsque, fatigué du tapage que font avec leurs aventures et leurs sentimens les personnages en vogue de maint roman contemporain, on veut se reposer un peu, on n’a qu’à ouvrir au hasard un des six volumes que nous a laissés la fille du recteur de Steventon. Ici tout respire le calme et la simplicité. L’écrivain ne s’est pas mis l’esprit à la torture pour inventer des situations merveilleuses. Il s’est contenté de ces menus événemens sans importance dont se compose la vie du plus grand nombre des hommes. Dans tous ses ouvrages, on ne trouverait pas un seul