Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/469

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
463
LE ROMAN CLASSIQUE EN ANGLETERRE.

de la romancière ; ils suffisent cependant au développement naturel des caractères. Il n’y faut pas chercher des situations tragiques, de grands désespoirs ni de violentes émotions : ce n’est pas la manière de l’auteur. Le doigt ne tourne pas les pages du volume avec une fiévreuse impatience, et la curiosité du dénoûment ne fait pas « sauter vingt feuillets » pour trouver la fin de l’histoire. La demeure du baronnet Thomas Bertram dans le comté de Northampton ne connaît pas les agitations vulgaires. L’ordre y règne, et pour le troubler il ne faudrait rien moins qu’une catastrophe. Encore ne s’en apercevrait-on pas à la surface. Sir Thomas Bertram est l’homme froid, poli, peu intelligent, mais vertueux, qui semble avoir été l’idéal du gentleman anglais au commencement de ce siècle et le sujet des sarcasmes de Byron. Il a épousé pour sa beauté une femme qui, lui ayant donné deux fils et deux filles, s’est cru des droits acquis à une indolence absolue pour le restant de ses jours. Lady Bertram passe les trois quarts de sa vie sur son sofa entre sa broderie et son petit chien, véritable image de la mollesse somnolente et satisfaite. Elle a deux sœurs qui ont été moins heureuses qu’elle dans la grande loterie du mariage. L’une, miss Price, a choisi par amour et pour désobliger sa famille un lieutenant de marine sans fortune ni éducation, et si elle n’a pas le nécessaire en fait de bien-être et d’argent, elle a le superflu sous la forme de nombreux enfans. L’autre, Mme Norris, en vertu de cette maxime qu’il y a dans le monde beaucoup plus de jolies femmes que d’hommes riches pour les mener à l’autel, a dû se rabattre, après une assez longue attente, sur un ecclésiastique. La générosité du baronnet a fait le reste. Il a donné au mari de sa belle-sœur une bonne cure dont le presbytère est situé tout près de son château, et Mme Norris, qui n’a pas d’enfans, profite de ce voisinage pour vivre à Mansfield Park.

Parmi tous les caractères qu’elle a tracés, il n’en est pas qui fasse plus d’honneur à la plume de miss Austen que celui de Mme Norris. Certes, il n’est pas difficile d’être égoïste ; mais donner à son égoïsme tous les dehors du dévoûment et du sacrifice, ne penser jamais qu’à soi tout en ayant l’air de songer sans cesse aux autres, c’est là un degré de perfection auquel on ne parvient pas sans peine. Mme Norris pourtant paraît y être arrivée tout naturellement. Grâce à l’apathie de sa sœur, à la bienveillance un peu bornée de son beau-frère et à ses adroites flatteries, elle s’est fait de Mansfield Park une terre de Canaan découlant de lait et de miel. Elle y règne, sous le prétexte d’y rendre service ; et, sans prendre part à la peine, en toutes circonstances elle est la première à recueillir les honneurs. S’agit-il de faire parvenir à la sœur pauvre quelques