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présens utiles, lady Bertram envoie l’argent ou le linge, Mme Norris écrit la lettre. C’est elle aussi qui la première a l’idée de soulager cette pauvre Mme Price en lui prenant une de ses trop nombreuses filles. Quoi de plus naturel, elle n’a point d’enfant. Sir Thomas fait bien quelques objections pleines de prudence ; elle ne veut rien entendre : « Je vous comprends, lui dit-elle, vous êtes la générosité, la sagesse même, et je suis sûre que nous serons tous du même avis sur ce point. Ce que je peux faire, vous le savez, je suis toujours assez disposée à le faire pour le bien de ceux que j’aime, et, quoiqu’il me soit impossible d’éprouver pour cette petite fille la centième partie de l’affection que je porte à vos chers enfans, je serais la première à me haïr si j’étais capable de la négliger. N’est-ce pas l’enfant d’une sœur, et tant que j’aurai un morceau de pain à lui donner, pourrais-je supporter de la voir dans le besoin ? Mon cher sir Thomas, avec tous mes défauts, j’ai le cœur chaud, et, pauvre comme je le suis, j’aimerais mieux me refuser les nécessités de la vie que d’agir sans générosité. Ainsi donc, si vous ne vous y opposez pas, j’écrirai demain à ma sœur pour lui faire ma proposition. Quand tout aura été arrangé, je ferai venir la petite à Mansfield ; vous n’aurez à vous occuper de rien. Pour ma peine, vous savez que je n’y regarde jamais. » Fanny Price arrive donc à Mansfield Park, et Mme Norris est la première à la recevoir. Cinq années se passent. M. Norris est mort, et Fanny Price est toujours sous le toit de sir Thomas. Il semblerait naturel que Mme Norris, restée veuve et seule, se chargeât enfin de la jeune fille. On le lui fait délicatement entendre. « Je croyais, lui dit sa sœur, que vous en étiez convenue avec mon mari. — Moi ! jamais. Je ne lui en ai pas dit un mot, il ne m’en a jamais parlé. Fanny vivre avec moi ? c’est la dernière chose à quoi je penserais au monde. Bonté du ciel ! qu’est-ce que je pourrais bien faire de Fanny ? Moi, une pauvre veuve désespérée, qui ne suis plus bonne à rien, que deviendrais-je avec une fille de quinze ans ? Quand je le souhaiterais pour moi-même, je ne voudrais pas faire ce tort à la pauvre enfant. Elle est en bonnes mains. » Sir Thomas est un peu surpris de voir Mme Norris refuser de faire la moindre chose pour celle qu’elle a adoptée ; mais, à tout prendre, la présence de Fanny Price n’est pas un embarras dans sa maison. Très farouche, très gauche, très ignorante quand elle est débarquée à Mansfield Park, la jeune fille s’est transformée, grâce à l’affection du cadet de la famille, Edmund Bertram. Ses cousines la méprisent, son oncle l’intimide par sa froideur, lady Bertram n’a pas la force de s’occuper d’elle, Mme Norris, sous prétexte qu’elle n’est pas destinée à l’aisance, ne lui épargne ni les duretés ni les privations : l’aimable