cendrillon n’en est pas moins devenue peu à peu nécessaire à tout le monde. Il faut qu’elle écoute les doléances de lady Bertram sur son excellente santé, qu’elle fasse les commissions de Mme Norris, qu’elle serve de repoussoir à l’élégance de ses cousines et qu’elle reçoive les confidences amoureuses d’Edmund Bertram. Ce dernier rôle est le plus pénible de tous, car, il faut l’avouer, Fanny n’est pas parfaite : contre tous les droits de l’hospitalité, elle aime en secret son cousin, et son cousin aime une jeune coquette que le cœur et les principes n’ont jamais beaucoup gênée. Il faudra bien des désappointemens, quelques malheurs même, pour que les choses apparaissent sous leur vrai jour aux différens membres de la famille. Lorsque le fils aîné aura pour jamais compromis sa santé dans les excès, lorsque les filles, adulées par leur tante, ignorées par leur mère, se seront enfuies l’une avant, l’autre après le mariage, lorsque miss Crawford aura bien montré à Edmund Bertram qu’elle n’épousera pas un cadet qui se destine à l’église, lorsque Mme Norris aura couronné tous ses dévoûmens en quittant Mansfield Park au moment de l’infortune, il ne restera, pour consoler sir Thomas et pour épouser son fils, que Fanny Price.
L’analyse la plus subtile ne réussirait pas à donner une idée exacte de l’art avec lequel miss Austen a développé les caractères si vrais de ces divers personnages. Jamais elle ne se trahit derrière eux ; elle les laisse agir et parler sans se mêler à leurs actes ou à leur conversation, abandonnant au lecteur intelligent le plaisir de les comprendre et le soin de les juger. Elle ne leur met point d’écriteau sur le front ; c’est à leur allure qu’on les reconnaît. On n’a pas besoin d’être prévenu d’avance que M. Rushworth, le fiancé de miss Bertram, n’est qu’un grand garçon fort bête : il s’annonce lui-même toutes les fois qu’il ouvre la bouche. Mme Grant, la bonne ménagère, peut aussi se passer d’introduction, ainsi que M. Yates, ce jeune homme qui se croit des dispositions à l’art dramatique et qui parcourt les châteaux pour y monter des représentations de société. On peut en dire autant de M. Crawford, l’homme du monde gâté par le succès, qui met tant de gravité dans les choses frivoles, et tant de frivolité dans les choses graves, de Thomas Bertram, l’héritier du domaine, qui parle en maître lorsque son père est absent, et qui doit la plupart de ses vices au privilège du droit d’aînesse. Où miss Austen avait-elle donc vu tous les originaux des portraits qu’elle a peints, vivant comme elle le faisait au village et dans la retraite ? Dans le nombre sans doute il en est qu’elle avait pu rencontrer autour d’elle, mais elle en a deviné davantage encore avec cette intuition mystérieuse qui n’appartient qu’au génie créateur. En effet, ce ne sont pas seulement les sentimens du