Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

triste image de leur pensée. Il y a dans ces strophes et dans beaucoup d’autres une fermeté, une simplicité de style, qui nous montrent déjà M. Sully-Prudhomme en pleine possession de toutes les ressources de son art et de taille à se mesurer avec les plus grands sujets de la science ou de la philosophie.

C’est ce qu’il a fait dans le poème de la Justice, le plus récent et le plus considérable de ses ouvrages, et dont lui-même a déterminé l’intention, expliqué le titre, marqué le caractère en quelques mots que nous devons recueillir. « Dans cette tentative, nous dit le poète, loin de fuir les sciences, je me mets à leur école, je les invoque et les provoque. La foi étant un compromis entre l’intelligence et la sensibilité, l’une des deux parties s’y est reconnue lésée, et aujourd’hui toutes les deux se défient excessivement l’une de l’autre. La raison et le cœur sont divisés. Ce grand procès est à instruire dans toutes les questions morales; je m’en tiens à celle de la justice. Je voudrais montrer que la justice ne peut sortir ni de la science seule, qui suspecte les intuitions du cœur, ni de l’ignorance généreuse qui s’y fie exclusivement; mais que l’application de la justice requiert la plus délicate sympathie pour l’homme, éclairée par la plus profonde connaissance de sa nature; qu’elle est par conséquent le terme idéal de la science étroitement unie à l’amour. » C’est donc bien d’un poème scientifique et philosophique qu’il s’agit. Il est divisé en deux parties d’inégale étendue : l’une intitulée Silence au cœur, dans laquelle se révèlent un à un les durs arrêts de la science positive; l’autre. Appel au cœur, où le poète invoque la conscience humaine, seul tribunal où la justice se promulgue au milieu du silence de la nature. Ces deux parties ont été composées à deux époques distinctes de la vie de l’auteur et sous des impressions différentes. La première reflète un pessimisme plein d’amertume et porte pour ainsi dire la date des sinistres événemens qui avaient détroit la confiance du poète dans la dignité humaine. La seconde nous révèle une disposition moins sombre; le poète s’est réconcilié avec la vie, avec la société, avec l’homme ; il a compris que son devoir était d’espérer encore.

Nous ne pourrons donner qu’une idée bien incomplète de ce poème; si philosophique qu’il soit, un poème ne s’analyse pas comme un traité. Le prologue marque le lien qui existe dans la pensée du poète entre les Destins et la Justice; il reprend l’idée qui a servi de conclusion à son dernier livre :

Une œuvre s’accomplit, obscure et formidable,
Nul ne discerne, avant d’en connaître la fin,
Le véritable mal et le bien véritable;
L’accuser est stérile, et la défendre vain.