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Quelque obscure que soit cette œuvre, essayons d’en comprendre au moins et d’y lire ce qui nous regarde. Demandons à cette Nature, impersonnelle et froide, ce qu’elle fait de la justice, si elle lui a réservé quelque part un asile, ou si ses oracles sacrés ne sont que la dernière forme des religions, la superstition suprême de l’humanité.

C’est sur cette question que le poème commence. Deux personnages invisibles, abstraits, remplissent de leurs strophes alternées les premières veilles. Le Chercheur représente la science; il est décidé à s’armer pour savoir, à se rendre fort contre toutes les illusions et tous les prestiges qui pourraient amollir son cœur.

Mais alors une voix s’élève, celle du passé, qui réclame et proteste contre l’œuvre implacable qui va s’accomplir. Le Chercheur s’arrête interdit :

J’entends monter des voix à des appels pareilles,
Indomptables échos du passé dans mon cœur.
Ce sont tous mes instincts poussant des cris d’alarme;
En moi-même se livre un combat sans vainqueur
Entre la foi sans preuve et la raison sans charme.


La justice est un cri du cœur, dit la Voix. — L’univers n’a pas de cœur, répond le Chercheur ; il n’y a que des lois éternelles et le monde est vieux comme elles. Suivons la science jusqu’au bout ; elle seule est digne de guider l’humanité hors de tutelle. Vous n’irez pas sans doute chercher la justice en dehors de la vie? La vie commence avec les végétaux. Et déjà là commence en même temps l’implacable loi de vivre aux dépens des autres, la concurrence vitale qui conclut à l’immolation des faibles.

Tout vivant n’a qu’un but : persévérer à vivre;
Même à travers ses maux, il y trouve plaisir;
Esclave de ce but qu’il n’eut point à choisir.
Il voue entièrement sa force à le poursuivre.

Ce qui borne ou détruit sa vie, il s’en délivre,
Ce qui la lui conserve, il tâche à s’en saisir ;
De là le grand combat, pourvoyeur du désir.
Que l’espèce à l’espèce avec âpreté livre.


Malgré les plaintes touchantes de la Voix qui ne cesse de faire appel à des idées moins sombres, à tous les sentimens, à tous les souvenirs enchanteurs, à toutes les joies honnêtes et pures qui consolent l’homme de porter le poids et le joug de ces lois si dures, le Chercheur continue son enquête. La justice qu’il n’a pas trouvée dans les rapports des espèces entre elles va-t-il la rencontrer au sein de l’espèce, dans l’espèce humaine surtout? Pas davantage.