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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/542

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révélation de la conscience, non expliquée, reste un mystère. Comment l’homme peut-il créer de son fonds la justice? Comment peut-il donner de la réalité à ce qui n’en a pas en dehors de lui? Comment une création purement subjective peut-elle avoir une valeur absolue? Il serait pédantesque de trop presser un poète et d’appliquer à ses conceptions la même dialectique qu’à des théorèmes. Mais enfin, il s’agit d’un poème d’idée, non de sentiment pur ou de fantaisie ; encore faut-il se reconnaître dans la logique secrète de l’auteur, et j’avoue que cette logique est un labyrinthe où ma pensée se perd. Cette justice qui se révèle tout d’un coup dans un atome perdu de l’univers, sans qu’elle ait aucune réalité en dehors de cet atome, qu’est-elle en soi? quelle en est l’autorité? Je ne parle même pas de la sanction, mais de l’origine et du prix de cette idée, qu’on nous dit étrangère au monde comme à Dieu, s’il y en a un.

En dehors d’une justice absolue, il n’y a plus que l’utilité plus ou moins déguisée. L’homme ne peut lier l’homme qu’au nom de l’intérêt, et le droit social, ainsi considéré, n’est que la règle des besoins. C’était l’argument du Chercheur, et il garde toute sa force devant la brusque conversion du poète. En tout cela, je ne vois pas la conviction enthousiaste d’un système qui doit animer une pareille œuvre, je ne trouve que les perplexités honorables du penseur, qui perd tour à tour et retrouve la justice. L’œuvre s’est ressentie de cette fluctuation d’idées successives et contraires : le doute est poétique, l’indécision ne l’est pas.

Disons enfin que l’auteur s’est volontairement privé des ressources les plus brillantes que lui aurait offertes son sujet plus librement, plus largement conçu. Je ne discute pas sur le sujet lui-même, mais sur la manière dont il a été entendu et traité par l’auteur. Il n’est question, d’un bout à l’autre du poème, que d’abstractions pures; le procès fait au cœur par la raison, le déterminisme universel, l’unité et l’identité de la matière cosmique, la loi de la sélection et de la concurrence vitale, l’apparition de la justice, la vie sociale instinctive d’abord, réfléchie ensuite, le progrès de la cité par l’amour et par la science. Lucrèce, à qui il faut bien toujours revenir (car c’est le maître dans ce grand art de la poésie scientifique), a lui aussi des morceaux d’une abstraction redoutable, comme quand il définit l’espace et le mouvement, quand il décrit la formation du monde par les atomes, ou qu’il analyse les simulacres qui expliquent la perception; mais avec quel art il appelle à son aide d’éclatans épisodes, de grands tableaux, de longs récits comme tout le cinquième livre, où il raconte à sa manière la formation de la terre, l’éclosion de la vie, l’histoire des sociétés humaines! Certes, je ne