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moins au compte du poète qu’au compte du sonnet que je veux mettre ces défaillances.

La difficulté pour traiter ces grands sujets n’était pas seulement dans la forme adoptée par l’auteur, elle était aussi dans certaines dispositions de son esprit. Un problème peut bien être l’objet d’une pièce de vers, non le sujet d’un poème. Il faut, pour soutenir une longue suite de vers et pour y intéresser le lecteur, un système vigoureusement accepté, traduit par une conviction ardente. Il faut une doctrine, une cause à défendre. C’est à cette condition seulement que des idées pures peuvent émouvoir, entraîner le lecteur, C’est par là que Lucrèce dompte les âmes rebelles : il embrasse dans sa croyance tous les principes et les détails de la doctrine de son maître Épicure; il ne doute pas, il croit; c’est plus qu’un disciple, c’est un fidèle, c’est un enthousiaste, et cela explique pourquoi sa pensée brûlante répand sa flamme dans les esprits ; même quand on résiste à la doctrine, quand on en a senti l’insuffisance, l’ardeur du poète est contagieuse, on est ému, non de la vérité qu’il exprime, mais de son émotion. — C’est cette foi aux doctrines naturalistes dont il est l’interprète qui manque à M. Sully-Prudhomme; il doute, il discute, il fait sa part à la science positive, il fait sa part à la conscience qui proteste.. Son esprit n’est rien moins que dogmatique : il se défie, il fait des réserves. Excellente méthode en philosophie, dangereuse en poésie. Déjà dans la préface, mise en avant de la traduction du De Natura, nous avions pu saisir la même hésitation; ici elle s’accentue davantage. La science positive triomphe dans les sonnets, mais l’instinct des vieilles croyances réclame avec énergie dans les strophes alternées, qui n’ont ni moins d’éloquence ni moins d’éclat. Est-ce le sonnet qui a raison, est-ce la triple strophe, mise en balance régulière avec le sonnet? Grave question, difficile à résoudre et qui laisse le lecteur indécis, d’autant plus qu’il ne se sent guère éclairé par la conclusion de l’auteur. Il semble bien que, dans la première partie, le premier rôle est au Chercheur qui, au nom de la science positive, déclare la liberté et la justice de pures illusions devant l’écrasante réalité des lois éternelles. Tout change dans la seconde partie ; le cœur se réveille, la liberté se proclame, la justice retrouve ses titres, la sympathie s’éveille, et le progrès devient le terme idéal de la science unie à l’amour. — Pourquoi cela? Comment ce brusque changement s’est-il fait, qui réconcilie tout le monde, le Chercheur et la Voix, la raison et le cœur, l’amour et la science? Il a suffi au poète de déclarer que la justice fait partie de l’essence de l’homme, qu’elle est son essence même, que sans doute elle n’a pas de signification hors de lui, mais qu’elle règne en lui. Encore une fois, pourquoi cela? Cette