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sourde, régnèrent entre les cours de Versailles et de Saint-Pétersbourg. Mais lorsque éclata la guerre de sept ans, et lorsque la France, devenue par le traité de 1756 l’ennemie de la Prusse et l’alliée de l’Autriche, dut par là même se rapprocher de la Russie (dont l’union avec Vienne était alors très intime), la situation du comte de Broglie devint extrêmement difficile et bientôt impossible à garder. La première chose que demandait la Russie en effet, pour entrer dans la nouvelle alliance, c’était que la France lui permît d’établir sans contestation son influence chez ses voisins de Pologne et renonçât même pour l’avenir à exercer aucune action à Varsovie. Rien n’était plus contraire à cette exigence que les efforts du comte de Broglie pour constituer un parti et concilier des suffrages à un prince français. Aussi ne tarda-t-il pas à être dénoncé à Mme de Pompadour et à l’abbé de Remis (les deux auteurs du traité de 1756) comme un ennemi du nouveau système politique et un brouillon qui jetait la zizanie entre les alliés. Louis XV n’eut pas le courage d’avouer qu’il n’avait agi que par son ordre. Le comte fut rappelé à Paris et sacrifié.

J’avais laissé mon récit à ce point, quand des circonstances que tout le monde connaît me forcèrent de l’abandonner. L’interruption d’ailleurs n’avait rien que de naturel, car il semble qu’après une épreuve aussi malheureuse, et le but primitif d’ailleurs étant manqué, la diplomatie secrète avait dû s’en tenir là. Il n’en était rien pourtant. Par une bizarrerie vraiment incompréhensible, Louis XV, qui avait pris goût à l’esprit piquant et observateur du comte de Broglie, voulut, même après l’avoir révoqué, continuer ses rapports privés avec lui. Il persista à lui communiquer à peu près toutes les dépêches qui lui arrivaient des différentes cours d’Europe, principalement de celles du nord, en lui demandant sur la conduite politique des conseils qu’il ne suivait pas. Il se flattait sans doute d’exercer ainsi sur ses ministres un contrôle dont, en réalité, il ne tira jamais aucun profit. Toute une organisation mystérieuse fut établie pour assurer la sécurité et la discrétion de ces relations singulières. Dans presque toutes les résidences diplomatiques, un agent, un secrétaire d’ambassade, et quelquefois l’ambassadeur lui-même, étaient initiés au secret : ils correspondaient avec un commis important des affaires étrangères, M. Tercier, qui transcrivait leurs lettres pour les faire passer sous les yeux soit du roi, soit du comte de Broglie.

Le roi attachait tant de prix à ces communications (dont il faisait pourtant si peu d’usage) qu’il ne voulut les laisser interrompre par aucun des incidens de la vie singulièrement agitée de son confident. Le comte de Broglie, en quittant la diplomatie, rentra dans l’armée et servit en qualité de chef d’état-major de son frère, le maréchal.