était dès lors assez bien établie pour que, ayant été fait prisonnier quelque temps après par un détachement de l’armée royale de Prusse, Frédéric se refusât absolument à accepter un cartel d’échange qui l’aurait délivré. « Quand on a pris un officier aussi distingué, disait le monarque, on le garde aussi longtemps que possible. »
Talens, fidélité, connaissances, tout se trouvait donc réuni chez cet ami sûr que le comte de Broglie désigna au roi, et qui reçut de lui l’ordre de se rendre immédiatement en Angleterre pour commencer ses travaux, avec une pension de mille livres par mois sur la cassette royale. Le seul inconvénient que présentait le choix de La Rozière, c’est que la présence en Angleterre d’un officier de sa qualité, et ses excursions fréquentes sur les côtes de la Manche, ne pouvaient manquer d’attirer l’attention. Il fallait donc avoir grand soin de ne lui laisser entre les mains aucun papier compromettant. De là la nécessité de lui indiquer tout de suite, en Angleterre même, un correspondant attitré qui serait chargé de lui faire passer des instructions et de recevoir verbalement ses communications. Le comte désigna le premier secrétaire même de l’ambassade de Londres, qui venait de suivre avec le duc de Nivernais les négociations de la paix, le chevalier d’Éon de Beaumont.
Si ce jeune diplomate n’avait pas été personnellement connu du comte de Broglie, cette désignation paraîtrait naturelle. D’Éon, déjà attaché à plusieurs missions, était initié au mystère des habitudes de Louis XV. Sa position officielle à Londres lui permettait d’entretenir avec Paris des correspondances et, avec les Français de passage en Angleterre, des relations qui n’éveillaient aucun soupçon. Mais le comte de Broglie connaissait, et même intimement, le chevalier d’Éon, et d’Éon était de ces gens qui, dans quelque situation qu’ils se trouvent, ne passent pas inaperçus. Ayant fait l’épreuve de son caractère, comment le comte de Broglie eut-il la pensée de confier à un tel dépositaire un secret de la moindre importance ? Ce fut une imprudence qui, comme on va le voir, faillit devenir très funeste.
Qu’était-ce donc que cet étrange personnage qui a trouvé manière pendant un demi-siècle d’occuper ou plutôt, si j’ose me servir d’une telle expression, d’intriguer la renommée, et qui est devenu, après sa mort, le héros de tant de contes licencieux, renouvelés des aventures de Faublas et des Mémoires de l’abbé de Choisy? Le sujet est délicat, mais il faut pourtant l’aborder. Heureusement que, n’ayant à parler en ce moment que de ses premières équipées, je puis éviter la partie la plus scabreuse de sa vie, celle qu’il est le plus malaisé à un historien qui se respecte de traiter en termes décens; mais je n’échappe pas ainsi à toutes les difficultés. Pour expliquer,