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en effet, la seconde phase de son existence dans laquelle, comme on sait, il jugea à propos de changer de sexe et de se faire passer pour femme, le chevalier d’Éon a soit rédigé lui-même, soit fait publier en son nom, plusieurs récits de sa jeunesse. Ces pièces sont étrangement, et non sans art, mélangées de vrai et de faux. Les documens curieux y abondent, authentiques dans leur teneur générale, mais çà et là adroitement interpolés. En un mot, d’Éon n’a pas seulement fourni la matière d’un roman, il a fait lui-même à plusieurs reprises le roman de son existence et, de tous ceux où il figure, celui-là n’est ni le moins divertissant, ni le moins bien composé. C’est ce roman qu’il faut ramener à la rigueur de la réalité.

C’est ainsi que nous retrancherons tout de suite une anecdote qui figure, sur sa parole, dans toutes ses biographies. Vous lirez partout que d’Éon fit ses débuts dans sa carrière d’intrigues en accompagnant un gentilhomme écossais catholique, engagé au service de France, le chevalier Douglas, qui fut envoyé en Russie par Louis XV, sous un nom d’emprunt, pour rétablir entre le monarque français et l’impératrice Elisabeth des relations d’amitié. Le chef de cette mission secrète, nous dit-on, n’ayant pas réussi à se faire recevoir lui-même et s’avisant que son jeune compagnon était petit de taille, de complexion frêle et féminine et le visage peu pourvu de barbe, eut la pensée de le déguiser en femme et de le faire entrer ainsi dans la maison de l’impératrice. Le projet réussit, et d’Éon, continue la fable, demeura pendant quelque temps à la cour de Saint-Pétersbourg en qualité de lectrice, jusqu’à ce qu’enfin, s’étant fait connaître à Elisabeth, qui rit beaucoup de ce bon tour, il devint par là le premier intermédiaire qui réussit à rétablir les bonnes relations entre la France et la Russie.

Nous devons à la vérité de dire que ce récit piquant ne repose absolument sur aucun fondement. On n’en trouve pas la moindre trace dans un document authentique quelconque au ministère des affaires étrangères. Mme Campan, fille du premier commis Genest (un des successeurs de Tercier), dit bien dans ses Mémoires avoir entendu raconter le fait à d’Éon lui-même, qui citait un billet du roi où il y était fait allusion ; mais elle ne dit nullement avoir vu le billet et encore moins que son père lui en ait garanti l’authenticité. La mission du chevalier Douglas eut bien lieu en effet vers l’année 1756 avec le but qu’on lui suppose. Mais tant qu’elle resta secrète, Douglas voyagea seul sous le nom d’un commerçant obscur, et si loin d’être accompagné par un secrétaire, que ses lettres, conservées aux archives, sont toutes écrites de sa propre main. Ce n’est que lorsqu’ayant réussi dans son entreprise de réconcilier les deux cours, l’Écossais reçut en récompense le titre de ministre à Saint-Pétersbourg,