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beau fermer la porte à la fortune, elle abat les murs pour venir me trouver. Quand je dis fortune, je ne dis pas argent, car vous savez que notre ministre est plus qu’économe; mais j’entends par fortune, honneur, avancement. Vous savez ma dernière promotion dans le corps diplomatique, que je n’ai ni cherchée, ni demandée. Un événement fortuit l’a fait naître, un autre événement la détruira. Je n’en serai pas moins serviteur des événemens. Vous pouvez remarquer que dans l’occasion je dis franchement la vérité, et soit qu’on le trouve bon, soit qu’on le trouve mauvais, j’irai toujours mon train, que je sois conservé ou chassé, cela m’est absolument égal. Je regarde la fortune comme ma servante et la vérité comme ma maîtresse, et c’est ce qui me fait et me fera toujours mal au cœur, de travailler sous les ordres de certains chefs : vous m’entendez. Ils veulent faire plier les événemens à leur fortune particulière ou à leurs vues particulières; c’est là précisément ce qui révolte mon caractère de vérité, et plusieurs prennent pour hauteur en moi ce qui n’est que droiture de cœur et d’intention. »

Cette droiture d’intention ne parut pas suffisamment claire à Paris, et on trouva nécessaire de rabattre un orgueil qui devenait intolérable. Signification fut faite à d’Éon que, si, en l’absence de l’ambassadeur, il avait bien droit au rang de ministre, cette qualité cesserait d’avoir son effet dès que son supérieur arriverait et qu’il aurait à reprendre alors le poste moins ambitieux de secrétaire. L’exigence n’avait rien d’excessif, car on ne conçoit guère une double représentation auprès du même pays et la présence simultanée d’un ambassadeur et d’un ministre en fonction à la même cour. Nivernais se chargea de faire passer ce désagrément en douceur. « Vous allez redevenir d’évêque meunier, écrivait-il à d’Éon, j’en conviens, mais un meunier qui a été évêque n’est pas un meunier à la douzaine. » Mais d’Éon ne l’entendait pas de la sorte, et, en réponse à la communication ministérielle, il répliquait par une lettre si vive, que le duc de Nivernais, averti de l’irritation qu’elle causait au ministre, accourut de la campagne tout exprès pour en tempérer l’effet. « J’arrive à Paris, mandait-il le 31 août, pour voir le duc de Praslin, que je n’ai pas vu depuis la belle chienne de lettre que vous lui avez écrite. Il me la montrera sans doute, s’il ne l’a pas déchirée à belles dents, car je sais qu’il les grince rudement contre vous, et même contre moi depuis qu’il l’a reçue. » D’Éon ne vint par aucune excuse en aide à son protecteur dans l’embarras. « Je suis fâché, répondit-il, que ma belle chienne de lettre, ainsi que vous l’appelez, vous tourmente et M. le duc de Praslin. La vérité que j’expose et la justice que je demande ne sont point faites pour tourmenter deux ministres grands et éclairés. Comme dans toutes les principales actions de ma vie, je me suis toujours conduit par réflexion, et que