Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/579

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pieds ma vie et le souvenir de tous les outrages que M. le comte de Guerchy m’a faits. Je suis de Votre Majesté le fidèle sujet à la vie, à la mort. » Il écrivit sur le même ton au comte de Broglie.

De Nort, enchanté de ce bon accueil, vint aussitôt en rendre compte à M. de Guerchy, qui n’en put croire ses oreilles ; il faillit (disait plus tard d’Éon) tomber en syncope et crier au miracle. En effet, cette modération inattendue ne l’aurait nullement accommodé, décidé qu’il était à ne pas lâcher sa vengeance et à faire mettre d’Éon sous les verrous. Il n’eut pas lieu d’être alarmé longtemps. D’Éon ne fut pas plus tôt resté quelques heures seul pour bien étudier la lettre du comte de Broglie et les offres qui lui étaient faites que, n’y trouvant rien de ce qu’il espérait, — ni la destitution de M. de Guerchy, ni la restitution de son propre grade, — mais simplement la promesse d’une somme d’argent à déterminer et quelques espérances vagues d’avenir, en échange de la remise immédiate du gage qui était en sa possession, il entra dans une violente fureur. Dès le lendemain, il renvoyait à de Nort la lettre même du comte avec un refus absolu de rien lâcher et même d’engager la négociation sur ce terrain. « Je fis sentir, dit-il dans ses Mémoires, qu’on n’agissait pas avec moi de bonne foi, que la tournure qu’il plaisait à M. le comte de Broglie de donner à mon affaire, vis-à-vis du roi, ne m’était nullement agréable et nullement conforme à la vérité et à la conséquence de l’ordre secret du 3 juin 1763, et instructions secrètes y relatives qui m’avaient forcé à ne pas prendre mes audiences de congé et à rester à Londres ; que, d’ailleurs, M. le comte de Broglie passait avec une légèreté incroyable sur les plaintes que je portais au pied du trône contre M. de Guerchy… faisant semblant de regarder tout cela comme de simples tracasseries, affaire d’argent, matière délicate à traiter, disait-il, tandis que, dans sa conscience, il savait tout le contraire… que je voyais clairement qu’il n’y avait plus de bonne foi sur la terre et que l’on sacrifiait mon innocence à la politique et à la convenance ; que M. de Broglie me laissait comme le bouc de la fable au fond du puits, où les ordres politiques du roi, ainsi que les siens et les haines particulières des Broglie et des Guerchiens, m’avaient jeté… qu’aussi j’étais charmé de le voir comme le renard monter sur mes épaules pour sortir de son injuste exil de Broglie et du précipice, où moi je restais avec confiance et fermeté, tant qu’il plairait à Dieu et au roi. »

À la vérité, quelques jours après, pressé de nouveau par les instances de de Nort et par des lettres de Tercier, d’Éon se modéra un peu et forma avec plus d’art son plan de campagne. Sans se maintenir dans des termes d’un refus absolu qui aurait tout brisé, il fit remarquer qu’on ne pouvait, en bonne conscience, lui demander