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fondateur du socialisme germanique qu’un homme d’esprit fort aimable, dont il goûtait les manières et la conversation, un ambitieux de grande envergure et de haut vol, qui l’intéressait. « L’idéal que poursuivait Lassalle était l’empire allemand, bien qu’il ne sût pas au juste si l’empire allemand devait se faire avec la dynastie des Hohenzollern ou avec la dynastie Lassalle; mais il était monarchiste jusqu’à la moelle, et il aurait lancé un quos ego méprisant à ces misérables épigones qui invoquent son nom et se réclament de lui. » En louant ainsi Lassalle, M. de Bismarck s’est acquitté d’une dette, car jadis Lassalle l’avait comblé d’éloges dans une brochure qui fit du bruit. Nous comprenons sans peine que le commerce de ce célèbre agitateur eût quelque charme pour M. de Bismarck. Sans parler de la vivacité de son intelligence et des agrémens de sa parole, il possédait la dose de scepticisme nécessaire pour plaire au chancelier de l’empire. Le Standard accusait naguère le plus grand politique de notre temps de ne faire aucune différence entre les raisons d’état et ses sentimens personnels, d’avoir le cœur moins grand que l’esprit, et « de ne voir dans le monde qu’un théâtre qui lui sert à faire parade de sa puissance, à satisfaire sa mauvaise humeur et à écraser ses ennemis. » Lassalle ressemblait en ceci au plus grand politique de notre temps ; il aspirait lui aussi à faire parade de sa puissance et à écraser ses ennemis sous le talon de sa botte. Nous ne voulons pas dire que la générosité fût absolument étrangère à son caractère, il était capable de bonnes actions, mais il ne s’oubliait jamais, et le courage chevaleresque qu’il a déployé en faveur d’une femme malheureuse lui valut en fin de compte une rente assez considérable, garantie par un bon contrat. Il n’a été tout à fait désintéressé que lorsqu’il entreprit de commenter et d’expliquer le philosophe Héraclite; ce tour de force le rendit célèbre parmi les doctes, mais cette gloire, trop modeste, ne pouvait lui suffire. Soit qu’il plaidât devant vingt tribunaux différens et durant neuf années la cause de la comtesse Hatzfeldt, soit qu’il remplît Berlin du fracas de ses aventures galantes, soit qu’il rêvât de faire représenter au théâtre royal un drame historique où il s’était peint lui-même sous les traits de Ulrich de Hutten, soit qu’il sortît triomphant d’un procès politique après avoir étonné les juges par son audace et subjugué l’auditoire par son éloquence, il s’occupait toujours de jouer un rôle. Il s’avisa enfin de fonder l’association générale des travailleurs allemands, se flattant que lorsqu’il aurait une armée derrière lui, les gouvernemens seraient obligés de compter avec son ambition; mais il entendait conduire son armée à la baguette, ce n’était pas un président, c’était un dictateur. Dans le fond, s’il détestait les bourgeois, qui ne faisaient pas assez de cas de son mérite, il méprisait les ouvriers, qui lui marchandaient leur soumission; en revanche, il adorait Lassalle. Il se vantait de n’avoir