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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/710

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jamais trouvé une femme capable de lui résister, et il déclarait sans détours à une jeune fille qu’il aimait ou qu’il croyait aimer « qu’elle devait être fière d’avoir inspiré de l’amour à un homme de sa trempe… à un homme du plus grand génie et d’un caractère presque surhumain. »

En traçant le portrait du tribun, M. de Bismarck nous semble avoir un peu adouci les couleurs ; il l’a représenté comme plus inoffensif qu’il n’était. Sans doute Lassalle n’a jamais été communiste, il ne demandait à l’état que d’ouvrir de larges crédits aux sociétés coopératives. Il faut avouer aussi qu’il est toujours resté patriote, qu’il a toujours été Prussien, et que les rois lui étaient moins odieux que les bourgeois. — « Dès mon enfance j’ai été républicain, écrivait-il à un ami, et malgré cela ou peut-être à cause de cela je suis arrivé à la conviction que la royauté aurait le plus grand avenir, si elle savait se résoudre à devenir la royauté sociale. » Mais comme il doutait que le roi Guillaume se décidât jamais à se faire socialiste et à prendre Lassalle pour son premier ministre, il écrivait aussi : « La révolution s’accomplira d’une manière légale et pacifique, si on est assez sage pour l’accepter avant qu’il soit trop tard ; sinon elle éclatera au milieu des convulsions et se montrera au monde les cheveux au vent, des sandales d’airain à ses pieds. » Dans le temps même de ses relations avec Lassalle, M. de Bismarck parla un jour à la commission du budget « de ces existences catilinaires qui trouvent leur profit dans les bouleversemens. » Était-ce en causant avec cet homme d’esprit et de bonnes manières qu’il avait vu tout à coup se dresser devant lui la figure de Catilina ? Il a représenté au Reichstag que le fond de toutes les négociations sérieuses est un do ut des, dont on évite de parler par bienséance, que Lassalle n’avait rien à lui donner, que partant il n’avait pu négocier avec lui. Lassalle n’avait-il donc rien à donner ? N’avait-il pas pour lui son éloquence, son audace, sa plume, son talent de libelliste, son génie de polémique et d’invective ? N’était-ce pas un homme utile que celui qui disait aux ouvriers : — « Mes amis, jurez-moi que si jamais la lutte éclatait entre cette misérable bourgeoisie libérale et la royauté de droit divin, vous seriez pour la royauté contre la bourgeoisie ? » Non, Lassalle n’était pas un Catilina, mais c’était peut-être un Clodius, et César savait employer Clodius.

Il y a dans ce monde un intérêt auquel M. de Bismarck, il faut le reconnaître, rapporte et sacrifie tout ; c’est la conservation de l’œuvre qu’il a créée. Il a pu croire autrefois que les socialistes lui rendraient des services dans sa lutte contre les chimères libérales, contre les préjugés particularistes. Il ne peut se dissimuler aujourd’hui que leurs visées et leurs efforts vont à détruire l’empire. Aux hommes d’esprit, pour qui l’utopie était un moyen d’arriver, ont succédé les fanatiques