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quelques dispositions militaires. Aussitôt la presse officieuse de Berlin avait jeté un cri d’alarme. « Les régimens que l’Autriche avait concentrés sur ses frontières se transformèrent en divisions, et les divisions en corps d’armée. On en concluait naturellement que la Prusse, qui n’avait encore remué ni un homme ni un canon, allait se trouver dans la nécessité de pourvoir à sa défense[1]. » Que serait-il arrivé en 1875, si le gouvernement français, effrayé des rapports qu’il recevait de son ambassadeur, avait ordonné quelques mouvemens de troupes? Selon toute apparence, les journaux officieux de Berlin, se méprenant sur les intentions secrètes de M. de Bismarck, se seraient écriés tout d’une voix que la France se disposait à prendre l’offensive et qu’il y allait de la sûreté de l’empire de la mettre en demeure de désarmer. Heureusement le gouvernement français, bien inspiré, profita de l’expérience des autres; peut-être aussi se souvint-il de La Fontaine et du chat de la fable, qui se vantait de n’avoir qu’un tour dans son bissac, et qui soutenait qu’il en valait mille. Le gouvernement français ne fit bouger ni un régiment ni un escadron; il se contenta d’en appeler à l’Europe, de crier au voleur, et les gendarmes accoururent; il en vint de Londres et de Saint-Pétersbourg. M. de Bismarck prétend qu’ils sont venus pour rien, que l’Europe s’est abusée. C’est fâcheux, mais les légendes s’accréditent aisément, et quelquefois l’histoire les recueille. Peut-être l’histoire racontera-t-elle un jour qu’en 1875 les hommes qui gouvernaient l’Allemagne, s’indignant que la France, qu’ils avaient crue morte, s’obstinât à vivre, conçurent le dessein d’en finir avec elle avant qu’elle fût en état de se défendre, et que trois ans plus tard ils présentaient au Reichstag une loi d’exception destinée à relever dans la nation allemande le sentiment du droit et le respect de la justice.

Le gouvernement impérial ne se fait du reste aucune illusion sur l’efficacité que peut avoir la loi qu’il propose, fût-elle par impossible votée sans amendemens et sans atténuations. Il est trop intelligent pour se figurer que la police, si bien armée qu’elle soit, puisse venir à bout d’une idée, et c’est à l’opinion publique qu’il fait appel pour remporter la victoire définitive. « Le gouvernement, a dit le comte Stolberg, vice-chancelier de l’empire, est loin d’envisager les mesures proposées comme suffisantes; c’est à la nation, c’est aux associations volontaires, c’est aux individus de combattre la démocratie sociale, de réfuter ses erreurs, de s’appliquer à réveiller dans toutes les âmes la crainte de Dieu, l’amour de la patrie, l’esprit de sagesse et la loyauté. » Le comte Stolberg a raison; l’exemple de la Russie et les assassinats de Saint-Pétersbourg prouvent assez que la police ne suffit pas pour détruire les

  1. Voyez dans l’Étude sur la politique française en 1866, publiée par la Revue, livraison du 15 septembre 1878, une curieuse conversation de M. de Bismarck avec la comtesse de Hohenthal.