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France à Constantinople, reconnaître pour juges les consuls de sa majesté très chrétienne et ne « naviguer ni trafiquer en Levant que sous bannière et protection de ladite majesté[1]. » Qu’une nation dont les marins s’appelaient alors Drake, Raleigh et Essex, et dont la reine était Elisabeth eût voulu enfin s’émanciper d’une tutelle onéreuse et trop longtemps endurée, cela n’a certes pas de quoi étonner; mais ce qui est curieux et bien caractéristique du génie de cette forte race anglo-saxonne, c’est que l’initiative fut prise par un simple particulier, par un riche « trafiquant » qui avait éprouvé sur place et sur sa personne les inconvéniens du système. William Harebone, après avoir longtemps séjourné à Constantinople avec « l’attestatoire et passeport » français, et traité sous main avec le divan, où il sut se ménager plus d’un appui, débarqua soudain (29 mars 1583) au Bosphore, en qualité d’ambassadeur de sa gracieuse majesté la reine vierge ; ce furent là les modestes origines de cette lignée de diplomates illustres qui, sous le nom de lord Strangford, lord Redclif et sir Austin Layard, devaient un jour protéger, morigéner et dominer les sultans de la décadence. On peut suivre dans les dépêches de l’ambassadeur de Henri III, M. de Germigny, les diverses et plaisantes phases de cet incident diplomatique qui a causé bien du dépit sur les bords de la Seine ; on peut y saisir sur le vif une situation qui depuis s’est tant de fois renouvelée : la France et l’Angleterre se combattant à Constantinople tout en y ayant au fond les mêmes intérêts et surtout le même ennemi (l’ennemi commun était alors le roi Philippe II), et la Porte tirant largement profit d’une joute trop souvent frivole. « Le Grand Seigneur, écrivait dès 1585 le baile Morosini[2], attache d’autant plus de prix à l’amitié de la reine d’Angleterre qu’il est convaincu qu’à cause déjà du schisme religieux elle ne s’alliera jamais aux autres princes de la chrétienté contre lui et qu’elle servira au contraire d’instrument excellent [istrumento attissimo) pour détruire et de jouer toute alliance de ce genre. « 

Ce schisme de croyances, l’Angleterre l’accentua aussitôt et le fit valoir auprès de la Porte avec une hardiesse et un manque de tout ménagement que la violence même de l’époque ne saurait complètement justifier. François Ier , dans les momens de la plus grande intimité avec Soliman, ne s’était jamais avancé au-delà des intérêts

  1. Dépêche de l’archevêque de Tolose, ambassadeur de France à Rome, 20 août 1582; correspondance de M. de Germigny à Constantinople, Négociations dans le Levant, III, passim. On trouve aussi des documens très curieux se rapportant au même sujet dans le livre au titre bizarre : l’Illustre Orbandale, Chalon-sur-Saône, 1662, 2 vol. in-4o.
  2. Albri, Relasioni, etc., s. v. et anno, ainsi que pour tous les passages des rapports des bailes cités dans la suite.